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Les arbres et la grammaire

Dans la cour de récréation de l’école primaire, il m’est arrivé de scarifier un arbre à l’aide d’un compas. Tandis que je tâtais et reniflais la résine comme le ferait un extraterrestre avec une substance inconnue, j’ai entendu cette voix derrière moi qui m’a fait rougir : Tu lui fais mal. Bien évidemment, je n’avais aucune intention de faire du mal à l’arbre. Peut-être était-ce même, de ma part, une manière de créer une sorte de lien avec cet être muet et pourtant si vivant, ou de partager avec lui des émotions qui me dépassaient. La voix m’a dit doucement le nom de l’arbre. Elle m’a expliqué qu’il mettrait du temps à cicatriser et qu’entre-temps, il serait vulnérable aux champignons et autres araignées qui pourraient l’attaquer et que, même s’il en réchappait, son écorce garderait la cicatrice de l’entaille et en perdrait quelque chose de sa beauté. Je n’ai plus jamais regardé un jacaranda de la même manière. De saison en saison, j’ai guetté ses floraisons bleu-mauve au parfum de miel, les fruits en bois qui tombaient à son pied avec de petits claquements feutrés et dont nous faisions des castagnettes, son élégant feuillage de fougère. J’ai oublié le nom de la surveillante, mais je n’ai plus jamais blessé un arbre.

Quelques petites années plus tard, une maîtresse m’a demandé, en me rendant une rédaction dont je n’étais pas peu satisfaite, de la lire à voix haute. Ce n’était certes pas pour me flatter. L’exercice avait pour but de démontrer la lourdeur des phrases « à wagons » : évite les pronoms relatifs, coupe sans pitié, taille dans le gras. J’ai retravaillé ma copie. Elle vit que c’était bon. Depuis ce jour, j’ai traité avec défiance la propension des pronoms à offrir leurs raccords maladroits dès qu’une phrase s’emballait, tortillait, s’encombrait et refusait de choisir. Un fier poème rimant en « é » avait lui aussi reçu un accueil à la hauteur de sa fatuité : comment faire du beau avec du médiocre ?

Chacun de nous porte dans ses bagages d’adulte ces instants formateurs qui ont fait sa différence. Certes, ils n’ont pas le pouvoir de changer une vie, mais ils ont sans aucun doute le pouvoir de changer un être. « La grammaire, avec son mélange de règle logique et d’usage arbitraire, propose au jeune esprit un avant-goût de ce que lui offriront plus tard les sciences de la conduite humaine, le droit ou la morale, tous les systèmes où l’homme a codifié son expérience instinctive », fait dire Marguerite Yourcenar à l’empereur Hadrien dans les Mémoires fictives qu’elle lui fait adresser à son fils adoptif Marc-Aurèle. La grammaire gardienne du sens, redresseuse des idées molles.

Avec l’installation de la pandémie, il m’a semblé que les écoliers pouvaient enfin accéder à ce rêve de l’enfance : aller à l’école presque sans quitter le lit. Échapper à la tristesse des petits matins blêmes, au transport forcé de leurs petits corps à moitié endormis vers le grand portail qui les engloutirait pour la journée. Vivre enfin le réconfort d’être à la fois chez soi et là-bas, préservé de l’angoisse de la séparation. Dans l’odeur apaisante de la maison, l’ombre de l’institution se projette avec moins de noirceur. L’enseignement à distance n’est pas une nouveauté. L’expérience a souvent été tentée par des familles qui ont choisi ou subi un mode de vie nomade et qui ont réussi, bien avant le tout internet, à maintenir le niveau scolaire de leurs enfants en échangeant cours et devoirs à travers la poste. De la même manière, nombre d’étudiants ont eux aussi réussi à décrocher de solides diplômes d’universités étrangères grâce aux services postaux. Le problème, dans un pays comme le nôtre qui s’effondre inexorablement, ce sont les inégalités qui se creusent avec l’appauvrissement galopant des familles autant que des instituteurs. Le matériel est coûteux, ainsi que l’abonnement au réseau. Dans le Liban des confins, l’école est aussi le lieu où l’enfant est réchauffé et nourri, à l’abri de la précarité familiale. Tout cela fait que l’école virtuelle, dans ces conditions, représente un réel danger de décrochage au moment où le seul maigre espoir qu’il reste au Liban de se redresser se fonde sur cette génération qu’il n’a pas le luxe de laisser se perdre. L’instituteur est bien le seul à voir le futur. Il le tient à portée de main. Il lui suffit parfois d’un mot, peut-être même pas intentionnel, peut-être dit au hasard, dicté par son souci de garder le futur en éveil ; alors, les difficultés se transforment en conquêtes, les faiblesses en victoires, les hésitations en certitudes. Sans doute son privilège d’informer a-t-il été terni par l’omniprésence de Google. Ce ne sont pas tant le contenu des cours que la tyrannie des programmes à boucler qui font sa différence, mais le talent qu’il peut avoir de repousser les limites de chacun de ses pupilles, et sa lutte incessante contre la paresse mentale et son obstination, fût-ce à travers les écrans et malgré les avatars de sa propre vie, à alimenter le feu. Grâce lui soit rendue, non seulement en ce jour qui lui est consacré, mais chaque fois qu’il sauve un enfant de l’esclavage auquel le promet l’ignorance.

Dans la cour de récréation de l’école primaire, il m’est arrivé de scarifier un arbre à l’aide d’un compas. Tandis que je tâtais et reniflais la résine comme le ferait un extraterrestre avec une substance inconnue, j’ai entendu cette voix derrière moi qui m’a fait rougir : Tu lui fais mal. Bien évidemment, je n’avais aucune intention de faire du mal à l’arbre....

commentaires (3)

Superbe article Fifi, une vérité sans failles!! Tu te mets simultanément et facilement dans la peau des écoliers et de leurs profs..sans oublier de décrire aussi bien tes souvenirs d'ecole qui sont les nôtres aussi!!

Salibi Andree

18 h 43, le 12 mars 2021

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Commentaires (3)

  • Superbe article Fifi, une vérité sans failles!! Tu te mets simultanément et facilement dans la peau des écoliers et de leurs profs..sans oublier de décrire aussi bien tes souvenirs d'ecole qui sont les nôtres aussi!!

    Salibi Andree

    18 h 43, le 12 mars 2021

  • Souvenirs souvenirs...il ne nous reste que les chansons...chantait Halliday...et vous nous ramenez, d'autres souvenirs encore plus innocents et beaux et des signes sur des arbres ... Merci

    Wlek Sanferlou

    00 h 02, le 12 mars 2021

  • merci de nous sortir de la déprime libanaise avec cette poésie vivante.

    Zahi SAAB

    18 h 43, le 11 mars 2021

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