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Idées - Prêt de la Banque mondiale

Les aides financières directes aux pauvres ne sont pas la solution

Les aides financières directes aux pauvres ne sont pas la solution

Photo d’illustration archives AFP

Alors que l’avant-projet de budget pour l’année 2021, présenté avec près de quatre mois de retard au Conseil des ministres, n’a toujours pas été adopté par ce dernier, retardant ainsi son vote par le Parlement, un accord de prêt de la Banque mondiale (BM) a, lui, bénéficié d’une procédure accélérée dont la conformité à la Constitution reste sujette à caution. Le gouvernement démissionnaire a ainsi envoyé directement cet accord au Parlement, et celui-ci a d’ores et déjà franchi, mardi, l’étape de l’examen en commission et doit désormais être soumis aux débats en séance plénière. Et ce alors que cette prérogative ne relève pas de celles d’un cabinet démissionnaire et qu’aucun autre projet de loi n’a bénéficié de ce type de procédure. Or, la Banque mondiale, qui ne cesse pourtant de plaider pour la « transparence » et la « responsabilité » politiques, n’y a rien trouvé à redire.

Ce prêt de 246 millions de dollars est dédié à la création d’un filet de protection sociale d’urgence (ESSN en anglais) afin, selon les termes de la BM, d’« enrayer la montée de l’extrême pauvreté » au Liban grâce à un programme de transferts ciblés en espèces, sur une durée de trois ans. Dans les grandes lignes, l’ESSN est un élargissement – tant en ce qui concerne les bénéficiaires qu’en termes de prestations, qui incluent cette fois les versements en espèces – du plan national de ciblage de la pauvreté (NPTP en anglais), déjà en vigueur depuis 2012. Chaque ménage sélectionné recevra ainsi 200 000 LL par mois et 100 000 LL supplémentaires par membre (avec un plafond de 6 membres). Au total, l’ESSN devrait concerner près de 200 000 ménages libanais, se situant pour la quasi-totalité sous le seuil d’extrême pauvreté (estimé à 22 % de la population par la BM).

Dans le contexte de grave crise économique, sociale et financière actuel, peut-on raisonnablement s’opposer à une aide financière directe destinée aux personnes les plus nécessiteuses ? En réalité, ce type de programme mériterait d’être analysé en détail et largement débattu, compte tenu de certaines lacunes techniques, comme de ses implications politiques à plus long terme.

Limites

L’ESSN présente en effet certaines limites de taille qui affaiblissent significativement son efficacité au regard de ses objectifs déclarés. D’abord, si ce prêt est contracté – et sera remboursé – en dollars par le gouvernement libanais, les aides seront quant à elles versées en livres libanaises – et qui plus est à un taux de change « négocié » à 6 240 LL/USD. Bien que la BM présente ce taux comme « le plus élevé obtenu pour tout programme financé par la communauté internationale » sur son site internet, cela ne justifie pas pourquoi 30 % de la valeur réelle du prêt resterait dans les caisses de l’État sans aucun contrôle possible de son utilisation. De plus, compte tenu de l’inflation galopante que connaît actuellement le Liban (les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 134 % sur un an en décembre 2020, selon le Consultation and Research Institute), la valeur réelle de cette prestation est vraisemblablement destinée à diminuer rapidement, ce qui compromet son efficacité à court terme – et ce en dépit de l’engagement d’une réévaluation trimestrielle du montant par la banque. Dès lors, pourquoi cette dernière a-t-elle consenti à un tel schéma de décaissement plutôt que par un versement des aides directement en dollars ?

Certes, les transferts en espèces ont été salués dans le monde entier comme l’approche à adopter pour réduire la pauvreté. Cependant, les exemples étrangers existant en la matière tendent à montrer que non seulement de telles interventions ne donnent pas les résultats escomptés en matière de réduction de la pauvreté, mais finissent même par exclure plus de la moitié du quintile le plus pauvre de la catégorie initialement « ciblée » : une étude publiée en mars 2019 par le cabinet de consultants américain Development Pathways fait état de taux d’« erreurs d’exclusion » très importants de certains de ces programmes – atteignant par exemple 44 % pour le programme « Bolsa família » brésilien ; 96 % pour son équivalent guatémaltèque (« Mi bono ») et 97 % pour le programme « Vision 2020 Umurenge » du Rwanda. Dès lors, s’agissant du Liban, dans quelle mesure pouvons-nous « cibler » plus de la moitié de la population que la Banque mondiale estime être sous le seuil de pauvreté ?

En outre, l’éligibilité au programme est calculée par le biais d’un test de moyens de substitution qui consiste en une mesure permettant de classer les ménages en fonction d’un ensemble de caractéristiques mesurables déclarées par les ménages et observées par les travailleurs sociaux. Non seulement cette méthode est, elle aussi, sujette à de nombreuses limites, à commencer par la collecte et la gestion des données – qui sont coûteuses et sources d’erreurs –, mais elle constitue également un moyen imparfait de mesurer la pauvreté. Elle conduit donc à l’exclusion des personnes éligibles et à l’inclusion des moins pauvres. Par exemple, les personnes âgées qui vivent seules et sans enfants d’âge scolaire peuvent avoir moins de chances de se trouver dans la fourchette des bénéficiaires selon la formule de sélection et les pondérations.

Bien que la Banque mondiale ait insisté sur la mise en place d’un contrôle par une tierce partie et la formation d’un groupe consultatif composé d’activistes, d’experts d’ONG et de laboratoires d’idées, il n’y a pas grand-chose à faire pour garantir que la collecte de données se fera correctement. Pouvons-nous faire confiance à tous les partenaires de mise en œuvre, y compris les donateurs, les ONG et les institutions étatiques, pour ne pas intervenir dans le processus de sélection ?

En outre, l’ESSN ne dispose pas d’une véritable stratégie de sortie pour les bénéficiaires. Il est évident qu’un programme de ciblage ne peut pas retenir durablement ses bénéficiaires et en accumuler de nouveaux. Dès lors, qu’advient-il des bénéficiaires lorsque les fonds sont épuisés ? En réalité, alors que de tels programmes sont censés constituer des mesures transitoires et corollaires de la mise en place de réformes économiques et sociales structurelles, ils finissent par être institutionnalisés en l’absence de toute réforme structurelle de la politique sociale véritable – comme le montre l’exemple du NPTP, qui a duré neuf ans avant d’être remplacé par le cette nouvelle mouture.

Protection sociale universelle

Cependant, la problématique autour du système d’aides sociales actuellement proposé par la Banque mondiale est loin de se limiter à ces seuls aspects techniques, dans la mesure où ce type de mesures palliatives à court terme ont des implications larges et durables sur les plans politique et social. Autrement dit, elles ont notamment pour effet de garantir la perpétuation des failles du système actuel – dans le cas présent, le système politico-confessionnel et libéral libanais – en atténuant ses répercussions néfastes sur des populations structurellement fragilisées et bénéficiant ainsi d’une soupape à court terme.

Cela se traduit d’abord par les modalités d’appréhension du problème structurel du Liban, abordé ici sous le seul angle de la pauvreté plutôt que des inégalités. Or le Liban est l’un des pays les plus inégalitaires du monde, avec une classe moyenne qui dépérit, des périphéries oubliées, des taux de pauvreté élevés et croissants, un chômage accru et une précarisation du travail. Les programmes de ciblage tels que

l’ESSN ne s’attaquent qu’aux symptômes de la pauvreté tout en laissant intactes les structures sociales et économiques qui les reproduisent continuellement. Quel est l’intérêt d’une telle approche à long terme?

Une autre faille fondamentale de ce type de programme réside dans le fait de considérer la solution au problème – encore une fois mal définie – de la pauvreté par « l’autonomisation » (« empowerment ») d’individus « ciblés » plutôt que par une approche universaliste fondée sur les droits sociaux. Cette approche d’inspiration néolibérale des problématiques de développement convient parfaitement à un système libanais qui a toujours reposé sur un État minimal déléguant ses responsabilités et fonctions sociales à un large éventail d’organisations non gouvernementales ou caritatives. Conjuguée aux effets des programmes de ciblage de la pauvreté, l’action de ces organismes a sans aucun doute contribué à renforcer la dépendance des citoyens vis-à-vis des « zaïms », tout en muselant le mécontentement populaire et les revendications sociales pendant des décennies. Aujourd’hui au bord de l’effondrement, cette approche n’est plus acceptable, car le Liban a désespérément besoin d’un véritable changement systémique, et non d’un palliatif à court terme (autrement dit, une charité déguisée). Aujourd’hui, tous les fonds disponibles devraient être orientés vers la mise en place longtemps attendue d’une protection sociale universelle garantissant l’éducation, la santé, la sécurité sociale et la retraite pour tous. La voie à suivre est de construire un État providence, basé sur un contrat social qui reconnaît les droits et protège l’ensemble des citoyens. Les mécanismes de lutte spécifique contre la pauvreté – ciblant par ailleurs un groupe bien plus restreint de bénéficiaires – ne constitueraient alors que l’une des composantes de ce système de protection sociale.

La condition d’un changement véritable réside donc dans l’édification d’un nouveau système politique et économique, et non dans une reproduction de l’assistanat. Le fait de se fier uniquement à ce type de programme de ciblage a pour effet collatéral d’entretenir l’exclusion, le clientélisme et le confessionnalisme. À l’heure où la pandémie de Covid-19 a de nouveau souligné la nécessité de ce type de système et l’incapacité des systèmes privatisés à subvenir aux besoins des populations, il est temps pour le Liban de changer d’imaginaire.

Dans son dernier rapport sur la situation économique libanaise, publié à l’automne 2020, la Banque mondiale a explicitement déclaré que le Liban « est délibérément entré dans une spirale dépressive avec des conséquences sans précédent pour son capital humain, sa stabilité et sa prospérité ». On ne peut donc que s’étonner de voir que les mêmes forces politiques qui nous ont entraînés dans cette situation de faillite économique et sociale obtiennent un tel prêt – lequel perpétuera par ailleurs leur emprise dans les faits. Dans cette situation, qu’est-ce qui pourrait bien les pousser à admettre leurs échecs et à entreprendre enfin les réformes nécessaires, à commencer par la mise en place d’un système de protection sociale universelle ? 

Lea BOU KHATER, Chercheuse en développement économique et enseignante à l’Université libano-américaine (LAU)

Marie-Noëlle ABI YAGHI, Chercheuse en sciences politiques

Alors que l’avant-projet de budget pour l’année 2021, présenté avec près de quatre mois de retard au Conseil des ministres, n’a toujours pas été adopté par ce dernier, retardant ainsi son vote par le Parlement, un accord de prêt de la Banque mondiale (BM) a, lui, bénéficié d’une procédure accélérée dont la conformité à la Constitution reste sujette à caution. Le...

commentaires (4)

Je ne sais comment a été c;aculé le taux annoncé de 134% d'augmentation des prix de denrées alimentaires. Tout le monde peut constater chaque jour que ce chiffre est à peu près correct en ce qui concerne les légumes, mais que pour d'autres produits comme le lait en poudre, il atteint 500%. Par ailleurs, il est bien évident que, même géré avec toute la compétence et la transparence nécessaire (ce qui est, bien sûr, au Liban, relève d'une imagination délirante), ce programme n'est qu'un traitement symptomatique de la crise, et, qui plus est, une simple pichenette sur le dos d'un éléphant. Si, parallèlement, le gouvernement continue à ne rien faire pour juguler la hausse des prix, le résultat sera quasiment nul pour la population. Il n'aura servi, une fois de plus, qu'à remplir les poches de quelques politiciens qui trafiqueront sur le taux de change appliqué officiellement, et le taux réel.

Yves Prevost

07 h 32, le 28 février 2021

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Commentaires (4)

  • Je ne sais comment a été c;aculé le taux annoncé de 134% d'augmentation des prix de denrées alimentaires. Tout le monde peut constater chaque jour que ce chiffre est à peu près correct en ce qui concerne les légumes, mais que pour d'autres produits comme le lait en poudre, il atteint 500%. Par ailleurs, il est bien évident que, même géré avec toute la compétence et la transparence nécessaire (ce qui est, bien sûr, au Liban, relève d'une imagination délirante), ce programme n'est qu'un traitement symptomatique de la crise, et, qui plus est, une simple pichenette sur le dos d'un éléphant. Si, parallèlement, le gouvernement continue à ne rien faire pour juguler la hausse des prix, le résultat sera quasiment nul pour la population. Il n'aura servi, une fois de plus, qu'à remplir les poches de quelques politiciens qui trafiqueront sur le taux de change appliqué officiellement, et le taux réel.

    Yves Prevost

    07 h 32, le 28 février 2021

  • dans le meilleur des choix la BM tient a aider dans les limites de ses moyens- pour une solution TEMPORAIRE- Personne ne parle de solution pérenne. TOUS esperent en un gouv capable de "fonder" les bases d'une 3e republique cette fois-ci digne de ce nom , apte a commencer a batir le Liban que tous esperons.

    Gaby SIOUFI

    14 h 46, le 27 février 2021

  • Tout ça est bien beau mais qu’on le tienne pour dit, aucune aide ne parviendra aux vrais nécessiteux tant que la bande de mafieux est au pouvoir. Leur but final étant d’anéantir les citoyens d’abord financièrement (déjà fait) puis moralement à s’attaquant à leur dignité, il serait contre productif pour eux de leur venir en aide alors que leur méthode de destruction est en marche. Il n’y a qu’à voir l’histoire des vaccins. Tout monde pensait que le clientélisme et les méthodes mafieuses sont derrière nous et que ces abrutis n’oseraient plus commettre des erreurs ou toucher à un bien publique jusqu’à le voir de leurs propres yeux. Ils ne reculent devant aucune occasion de dénigrer et humilier le peuple jusqu’à ce que ce peuple leur assène la sentence qui sied à leur comportement en leur infligeant une réponse adéquate à leur trahison et leur arrogance. Quelqu’un qui n’a jamais eu de conscience ne peut pas la retrouver.

    Sissi zayyat

    12 h 42, le 27 février 2021

  • Ce systeme va etre uttilisé pour des buts clientelistes et nous faire un pays d assistés comme les palestiniens. Il faudrait plutot 1- payer les ecoles des enfants pauvres et 2- aider les malades et 3- aider les plus de 75 ans. Les autres. Qu'il oublient leur fierté et qu'ils TRAVAILLENT. Il y a plein de travaux de domestiques et de travaux ds le batiment. Qu'ils arretent de compter en dollars et qu'ils uttilisent les transports en commun. En plus on a tous grandi sans lait special, en tetant notre maman. Sans couches jetables. Sans air conditionné. Un peu de modestie, de frugalité et d'ethique de travail aiderait beaucoup.

    Tina Zaidan

    09 h 43, le 27 février 2021

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