Rechercher
Rechercher

The legal agenda - Juin 2020

Le principe du juge naturel, garantie nécessaire face au rôle du président de chambre

Le principe du juge naturel, garantie nécessaire face au rôle du président de chambre

L’une des conditions d’un véritable accès au juge est l’indépendance de ce dernier. Si celle-ci, consacrée par l’article 20 de la Constitution libanaise, s’entend généralement comme une indépendance par rapport aux autres pouvoirs constitutionnels, et doit être défendue au Liban contre l’ingérence des autorités politiques et confessionnelles, il existe également des risques par rapport à l’indépendance des juges qui proviennent de l’intérieur même des juridictions. En effet, certains juges peuvent, de par leur position et les compétences qui leur sont reconnues, exercer une influence sur d’autres juges qui empêcheraient ces derniers d’exercer leurs fonctions de manière réellement indépendante. Il s’agit tout particulièrement des présidents de chambre au Conseil d’État, qui ont une ascendance particulière sur les autres membres desdites chambres du fait du mode de formation des instances de jugement au sein de cet ordre juridictionnel.

En effet, d’après l’article 89 du statut du Conseil d’État, les requêtes sont traitées par un tribunal préalablement formé d’un président et de deux membres dont l’un est le rapporteur. Mais la pratique développée par les présidents de chambre ne respecte pas cette règle : les formations de jugement ne sont généralement pas constituées à l’avance. Le président de chambre se contente de désigner un rapporteur dans les trois jours qui suivent la fin de l’échange des conclusions, conformément à l’article 78 du statut du Conseil d’État. Le président peut d’ailleurs assumer personnellement les fonctions de rapporteur. Par contre, les présidents de chambre ont pris l’habitude de ne choisir le reste des membres de la formation que quelques jours avant, voire le jour même de la délibération. Le président de chambre peut donc imposer aux juges des dossiers dont ils n’ont pas eu l’occasion de prendre connaissance. Ceux-ci se retrouvent dans une situation embarrassante qui pourrait les pousser à adhérer à la décision voulue par le président faute d’avoir des éléments pour le contredire si nécessaire. Cette situation contrevient en premier lieu au principe de collégialité, considéré comme la garantie d’un procès équitable, étant donné que chaque juge, se sachant soumis à une certaine surveillance informelle de la part des autres membres de la juridiction, sera moins tenté de se laisser soumettre à quelconque influence . Cette collégialité permet en outre d’aboutir à des solutions plus réfléchies et objectives .

En outre, les différents problèmes exposés ci-dessus contredisent le principe du droit à un juge naturel. Ce principe, variante du principe d’égalité, implique que tous les justiciable sont égaux devant la justice, que l’accès au juge doit être le même pour tous les justiciables et devant tous les tribunaux. Cela signifie notamment que nul ne devrait être jugé par une juridiction crée spécialement, ad hoc ou a posteriori, que les justiciables doivent être soumis aux mêmes procédures et à la même loi. Ce principe peut être mis en application grâce au principe d’égalité, mais est consacré plus explicitement par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui dispose que « tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. »

Le droit au juge naturel semble avoir des implications plus ou moins développées en fonction des systèmes juridiques. L’examen de la consécration du principe du juge naturel par certains États, souvent au niveau constitutionnel, montre que cette consécration a souvent lieu dans des États qui ont « connu le fascisme » tels l’Allemagne et l’Italie. Dans ces pays, le principe du juge naturel a eu des incidences non seulement sur la compétence des tribunaux, mais également sur la distribution des affaires. En effet dans ces systèmes, le principe du juge naturel implique que « le juge saisi d’une affaire à l’intérieur d’un tribunal doit être désigné selon des critères objectifs et ne doit pas être modifié arbitrairement en cours d’instance » .

Par ailleurs, ce mode de désignation des membres de la formation de jugement est clairement incompatible avec l’exigence d’une apparence d’indépendance. L’apparence d’indépendance de la juridiction est un principe plusieurs fois affirmé par la Cour européenne des droits de l’homme et consacré par les Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire de 2002, qui dans ses articles 1.3 et 3.2 rappelle que le juge doit apparaître aux yeux « d’un observateur raisonnable », mais plus généralement auprès du public, comme ayant agi de manière intègre et sans s’être soumis à l’influence d’un autre pourvoir. Ce principe participe de l’objectivisation de l’indépendance et de l’impartialité des juges, car il tend à confronter la justice et les juges à des critères plus neutres d’impartialité. Malheureusement au Liban, la constitution de la formation de jugement par le président de chambre postérieurement à la saisine du Conseil d’État, peut porter un « observateur raisonnable » à avoir des doutes légitimes sur l’impartialité du tribunal formé après coup, donc après connaissance par le président des parties et de l’objet du litige, ce qui porte atteinte au principe d’apparence d’indépendance.

Outre les difficultés que les textes et la pratique posent aux juges souhaitant exercer leurs fonctions d’une manière conforme à l’éthique professionnelle, cette situation comporte de nombreux désavantages pour les justiciables. En premier lieu, le justiciable n’ayant pas eu la possibilité de prendre connaissance des membres de la formation qui tranchera le litige qu’il lui aura soumis, ne sera pas en mesure de demander la récusation d’un juge dont l’impartialité pourrait être remise en question. En effet, l’article 43 du statut renvoie en ce qui concerne les demandes de récusation aux articles pertinents du Code de procédure civile, dont l’article 124 prévoit que les demandes de récusation, pour être acceptées, doivent avoir été présentées avant que ne commence la discussion de l’affaire. Cette atteinte à l’impartialité subjective du juge ne pourra donc être évitée ou corrigée.

Même en ce qui concerne le rapporteur qui est le premier à être désigné, de nombreux éléments l’empêchent d’exercer ses fonctions de manière effectivement indépendante et impartiale. Une des principales garanties qui ferait défaut est l’absence de dispositions relatives à la récusation du rapporteur, ce qui peut donc laisser la place à une discrétion du président de chambre lequel serait en mesure de remplacer un rapporteur qui n’établirait pas un rapport dans un sens qui lui convient. Il semble également qu’il lui soit loisible, lorsque la requête est accompagnée d’une demande de sursis à exécution, de nommer un rapporteur différent pour chaque instruction, même si elles relèvent de la même affaire. Le président de chambre possède un pouvoir discrétionnaire important, qui lui offre la possibilité d’influencer l’issue du procès par ses choix du rapporteur et des membres de formation.

Dans l’optique de conformer la distribution des affaires au principe du juge naturel, qui peut trouver en droit libanais une consécration constitutionnelle indirecte grâce au principe d’égalité, le projet de loi présenté par Legal Agenda réduit la possibilité de diminuer le pouvoir discrétionnaire du président de Chambre en prévoyant que dès l’enregistrement de la requête, le président nomme le rapporteur qui ne peut être dessaisi qu’à sa propre demande, et par la même occasion désigne le reste des membres de la formation de jugement.



(1) Desdevis, Collégialité, impartialité et contradiction, Mélanges S. Guinchard, 2010, Dalloz, p. 233
(2) M.-A Frison-Roche, Le droit à un tribunal impartial, in E. Cabrillac, M.-A Frison-Roche, Th, Revet (sous la dir.), Libertés et droit fondamentaux, Dalloz, 14e édition, 2008, n°651
(3) JEULAND (E.), “Le droit au juge naturel et l’organisation judiciaire », Revue française d’administration publique », 2008/1 n°125, page 36
(4) Idem
(5) Voir notamment: CEDH 22 novembre 1995, Bryan c/Royaume-Uni, n°19178/91, §37
(6) https://www.unodc.org/documents/corruption/bangalore_f.pdf

L’une des conditions d’un véritable accès au juge est l’indépendance de ce dernier. Si celle-ci, consacrée par l’article 20 de la Constitution libanaise, s’entend généralement comme une indépendance par rapport aux autres pouvoirs constitutionnels, et doit être défendue au Liban contre l’ingérence des autorités politiques et confessionnelles, il existe également des...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut