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Bloomsbury, Dahyé

Il y a d’un côté ce quotidien étroit, mité de calculs en tous genres, je soustrais, je divise, je retiens ; monnaie de singe et sa contre-valeur dans le monde réel ; temps de trajet aller-retour coincé dans l’autorisation de sortie ; nombre d’élèves et d’universitaires en décrochage – que sera l’avenir quand cette génération manquera au regain ? Litanie quotidienne des contaminations et des décès ; distance entre soi et le potentiel danger de l’autre ; distance entre les ravages de la pandémie et l’arrivée du vaccin ; distance vertigineuse entre les 200 millions de dollars investis par les EAU pour déposer une sonde sur Mars et les 40 milliards de dollars évaporés qui devaient nous permettre d’allumer une loupiote, deux ou trois heures par jour ; interrogation de nos fonds de tiroirs et combien faudra-t-il pour toucher le fond, si toutefois le fond existe. Médiocrité, mesquinerie de nos vies à l’ombre d’une classe politique débilitante, sans intelligence, sans vision, sans générosité et sans grâce, indifférente aux souffrances des gens, à la faim qui rampe, au naufrage de l’État qui l’emporte déjà, obsédée par ses seuls privilèges, vers des abysses que par habitude elle ne distingue même pas de la lumière.

D’un autre côté, il y a cet homme solaire qu’on porte aujourd’hui en terre sous le dernier soleil de la saison. Son meurtrier nous habite en creux, nous obsède, lui qui a tiré, dans le dos et à l’arrière de la tête, les six balles de son chargeur, pour être sûr, pour rapporter « mission accomplie » et détaler, recevoir peut-être le prix du forfait ou juste une tape sur l’épaule et la promesse d’une promotion. Lui qui a tiré dans le dos pour ignorer la « cible », ne pas regarder la liberté dans les yeux, ne pas en être poursuivi et hanté. La lâcheté est complexe, il lui arrive de révéler quelque chose de la honte de l’assassin. Lokman Slim, sa maison comme une île dans ce territoire naguère bucolique de la banlieue sud, naguère « la côte des Nazaréens », comme le rappelle sa sœur, où cohabitaient en paix diverses communautés. Aujourd’hui un trou noir de la ville, monochrome, impénétrable, marginal, gouverné par ses propres lois, secret terriblement, banalement. Cette maison, la famille Slim ne l’a jamais quittée, même engloutie, même effacée au milieu des constructions sauvages, même quand elle sentait d’un peu trop près l’haleine fétide de la pensée unique. Elle est restée ce frêle esquif à bord duquel, écopant et ramant, Lokman, sa mère Salma, sa sœur Rasha, son épouse Monika – entourés des plus beaux esprits de ce pays et de la région pour lesquels ils représentaient un pôle – ramenaient de toutes les rives de l’histoire et de la géographie de quoi entretenir la flamme de la vérité dans la noirceur la plus noire. Quelque chose de Bloomsbury – vivier de culture formé à Londres par un groupe de jeunes diplômés de Cambridge autour de Virginia Woolf entre autres – se décalque sur les lieux.

Un projet citoyen, un projet laïc, humaniste et libérateur incube encore ici, entre les arbres et les fleurs, porté par un homme qui n’est plus et trois femmes entre lesquels circule une passion électrique pour la connaissance et les arts. Derrière ces murs tranquilles repose tout ce que les discours ligneux ont cherché à escamoter, tout le temps soustrait à l’histoire par les régimes obtus de la région et retiré des manuels. Contiguë au « Hangar » où se loge la fondation Umam avec ses archives, la maison foyer, à l’étage, fait office de laboratoire. Avec son élégant accent égyptien, Salma, du haut de son grand âge et du plus profond de sa blessure et de son deuil, met les assassins à genoux, commanditaire et exécutant. Rare est la dignité de cette femme quand, altière, refusant de céder aux larmes, elle raconte sa complicité intellectuelle avec son fils, révélation d’une conception rare du rôle de mère, nourricier autrement, dépouillé des notions de sacrifice et de soumission que nos sociétés patriarcales érigent en vertus. Rares sont tout autant le courage et la dignité de Rasha, la sœur-disciple qui confie l’amour, partagé avec ce frère, des belles lettres arabes et d’al-Moutanabbi, les projets suspendus par le départ de Lokman, mais qu’aucun obstacle, pas même la mort, promet-elle, ne pourra entraver. « Zéro peur », affirme pour sa part Monika, qui ne rentrera pas dans son Allemagne natale parce qu’elle est de la trempe sans pareille de cette famille et de Lokman, et qu’elle en est indissociable. Il faut visionner Massaker, le documentaire du couple sur Sabra et Chatila, ou Tadmor, leur reconstitution avec d’anciens prisonniers du quotidien de ces derniers dans la plus monstrueuse prison du monde, sans doute l’un des documents les plus puissants sur le sujet avec La Coquille, le témoignage de Moustafa Khalifé.

« Zéro peur », tout sauf un slogan bravache lancé par Lokman à la face de ceux qui voulaient sa peau : la peur est l’unique obstacle à toute entreprise. « Absent mais vivant », c’est à la terre de cette maison que son corps se mélangera comme un levain. Nous poursuivrons nos vies, étroites pour longtemps, à moins que… zéro peur ?

Il y a d’un côté ce quotidien étroit, mité de calculs en tous genres, je soustrais, je divise, je retiens ; monnaie de singe et sa contre-valeur dans le monde réel ; temps de trajet aller-retour coincé dans l’autorisation de sortie ; nombre d’élèves et d’universitaires en décrochage – que sera l’avenir quand cette génération manquera au regain ? Litanie quotidienne des...

commentaires (4)

Parce qu'il était contre le Hezbollah que Lokman Slim (paix à son âme) a mérité tous ces discours élogieux dans les colonnes de l'OLJ depuis le premier jour de son assassinat. Par contre, personne n'a mentionné le nom de Joe Bejjani lâchement abattu il y a un moment à kahalé devant ses deux fillettes . Ce fut sans doute considéré comme un fait divers anodin .

Hitti arlette

17 h 13, le 11 février 2021

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Commentaires (4)

  • Parce qu'il était contre le Hezbollah que Lokman Slim (paix à son âme) a mérité tous ces discours élogieux dans les colonnes de l'OLJ depuis le premier jour de son assassinat. Par contre, personne n'a mentionné le nom de Joe Bejjani lâchement abattu il y a un moment à kahalé devant ses deux fillettes . Ce fut sans doute considéré comme un fait divers anodin .

    Hitti arlette

    17 h 13, le 11 février 2021

  • Merci Fifi pour cet hommage on ne peut plus éloquent. Ça nous met du baume au cœur et nous donne du courage à affronter l’indicible tout comme Mesdames Slim, qui le font avec dignité et détermination.

    Sissi zayyat

    12 h 33, le 11 février 2021

  • شكراً لقلمك يا فيفي .... ألف شكر

    COURBAN Antoine

    08 h 40, le 11 février 2021

  • Merci pour cet article si vrai, si beau et si poignant!

    khoury nabil

    07 h 11, le 11 février 2021

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