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Nos Lecteurs ont la Parole

Souvenirs de mes rencontres avec Lokman Slim

« Quand j’ai appris la nouvelle de la mort de Hafez el-Assad, j’étais au restaurant avec ma femme. J’ai alors immédiatement commandé une bouteille de champagne », me raconta un jour Lokman Slim avec une lueur de victorieux plaisir et de satisfaction provocatrice dans les yeux. Cette lueur l’accompagnait à chaque fois que je le rencontrais, lorsque UMAM organisait des expositions avec couleurs et brouhaha et que l’alcool coulait à flots, à quelques pas des chemises noires et des barrages montés par le Hezbollah à Haret Hreik, en pleine commémoration de la Achoura, lorsqu’il organisait des journées d’échanges, nous invitant, nous opposants, à donner des conférences à thèmes selon les éclairages de nos disciplines respectives, conviant conjointement, à notre insu, des imams affiliés au Hezbollah : « Ils font partie du tissu social, qu’ils écoutent vos pensées », répondit-il alors à mon reproche.

J’avais, sur ces faits, dénoncé l’effet psychologique pervers du discours du Hezbollah qui revendiquait son statut de résistant à l’occupant, criminalisant tout contact avec Israël alors qu’il était le vil collabo de l’occupation syro-iranienne du pays. Mes propos avaient provoqué des remous dans l’audience. À la pause, un des ulémas me dit que mon discours était dangereux et que le Hezb, en collaborant avec la Syrie et l’Iran, se plaçait dans un axe stratégique. Je rétorquai alors que, tenant compte de cette logique, les chrétiens avaient opté de fait pour une collaboration stratégique avec Israël dans les années 70-80 et qu’il fallait ainsi arrêter de les criminaliser et de les diaboliser à des fins de manipulation politique. En tout cas ce qui me reste de cet échange-polémique est la photo que Lokman insista à prendre de moi, entourée des deux ulémas, photo qui raconte le paradoxe des styles et des cultures et l’étendue de la complexité du personnage de Lokman Slim.

En fait, au-delà de la bataille politique, je me retrouvais avec Lokman dans la passion pour l’histoire de la guerre du Liban, dans l’émotion que j’éprouvais lorsque UMAM nous restituait, le temps d’une expo, le Carlton ou les studios de Baalbeck, ainsi que dans les précieuses archives qu’il cumulait. Cependant, le règne des dictatures criminelles, en l’occurrence celui du Hezbollah, s’oppose même à l’écriture de l’histoire parce qu’il se veut lui-même, dans sa toute-puissance mégalomaniaque, unique géniteur d’histoire, comme si l’histoire du Liban et de la communauté chiite, en particulier, n’avait commencé qu’avec lui et par lui, dissociant la communauté de son passé libanais et de son histoire complexe. Si le parti autorise les commémorations en lien avec la disparition de l’imam Moussa Sadr, c’est pour y puiser de la légitimité et permettre au mouvement Amal d’exploiter sa mémoire à des fins politiques ; c’est aussi, par ailleurs, car l’imam n’est plus, et qu’avec ses idées il ne dérange plus.

Je me retrouvais aussi avec Lokman et Monika autour de leur engagement pour la cause des disparus libanais dans les prisons syriennes et le soutien qu’ils apportaient aux anciens détenus. J’ai ainsi applaudi leur film Tadmor sorti en 2016 et assisté à la pièce de théâtre qui y est associée et qui fut jouée par les anciens détenus. De fait, au-delà de son côté cynique et stoïque, Lokman Slim était un grand humaniste. C’est ainsi, par ailleurs, dans la bataille pour les droits humains et humanitaires des réfugiés, que nous nous retrouvions aussi, chacun selon sa perspective.

La bataille pour la souveraineté, pour le travail de mémoire et de réconciliation, pour les droits humains, nous avait d’office placés dans un même camp. Quoique, si moi je palabre avec des idées, Lokman disposait d’un champ d’action et de contacts internationaux combinés à des données et des assises médiatiques qui pouvaient le rendre menaçant pour ses adversaires. Son assassinat et sa liquidation abjecte en plein fief du Hezbollah me donnent l’impression que sa vie aura été une cour de récréation que le Hezbollah, avec vigilance sournoise, lui aurait octroyée. Et puis un jour, un 4 février 2021, le Hezb aurait sonné la cloche sous l’effigie du meurtre et de 5 coups de feu. Il était temps, selon lui, pour Lokman Slim et pour les autres activistes de se ranger, de marcher au pas… Si seulement le risible pouvait les tuer…

Quoi qu’il en soit, la fin du régime des mollahs viendra un jour. Si ce jour advient de mon vivant, je m’engage, Lokman, à le sabler au champagne à ta mémoire et à la mémoire de tous ceux que ce régime criminel a fait tomber. Le brouhaha et les couleurs y seront apportés par les jeunes. Ton sang et celui des autres auront douloureusement pavé la voie au traçage de leurs lendemains.


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« Quand j’ai appris la nouvelle de la mort de Hafez el-Assad, j’étais au restaurant avec ma femme. J’ai alors immédiatement commandé une bouteille de champagne », me raconta un jour Lokman Slim avec une lueur de victorieux plaisir et de satisfaction provocatrice dans les yeux. Cette lueur l’accompagnait à chaque fois que je le rencontrais, lorsque UMAM...

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