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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Le regard bleu d’Aram

Le Dr Carlo Akatcherian, ancien chef du service pédiatrique de l’Hôtel-Dieu de France, retrace, à partir de son parcours et de la tragique expérience de ses parents, l’exode des Arméniens à la suite du génocide du début du siècle dernier et leur intégration au Liban au prix d’un dur et long labeur.

Le regard bleu d’Aram

Le père de Dr Carlo Akatcherian, à gauche, jeune savetier à Damas au début du siècle dernier.

« Le présent sans le passé est aveugle Le présent sans l’avenir est stérile. »

Jean d’Ormesson

En 1946, j’avais sept ans. L’âge où on vit dans un monde aussi réel qu’imaginaire, celui des fées et des nuages qui voyagent… Celui de l’insouciance, quand la mémoire enregistre tout, alors qu’on ne se pose pas trop de questions.

Nous habitions Tripoli, une des plus belles villes méditerranéennes… à l’époque. Assis sur le perron de notre maison, j’entends ma mère héler un vieux cordonnier qui passait dans la rue, plié sous le poids de son attirail. C’était afin de lui confier une de mes chaussures pour une réparation. Le travail terminé, elle ne manque pas de lui faire remarquer le mauvais résultat obtenu. « Madame, lui explique le vieux, avec un tremblement dans sa voix, encore heureux que je puisse en faire autant ; j’ai été obligé de faire ce métier qui n’a jamais été le mien. Dans mon pays, à Marach, j’étais propriétaire d’une manufacture de chaussures où j’employais une trentaine des meilleurs artisans de la région. Hélas, il n’en est rien resté. Je ne pouvais ni ne devais mendier, voilà pourquoi aujourd’hui je sillonne les rues, cet attirail sur mon dos. Toutefois madame, si vous êtes déçue par mon travail, vous pouvez ne pas me payer. »

« Rentrez Baron Aram, répond ma mère, c’est l’heure du déjeuner, venez le partager avec nous. »

À table, le vieux reprend son histoire en racontant comment les Turcs avaient pillé puis incendié son atelier, après avoir poignardé à mort son fils unique qu’il essayait de protéger. Lui-même, laissé pour mort, n’avait survécu que par miracle, pour apprendre que sa femme et ses deux filles avaient été déportées.

Grandir en Libanais

Alors que mes parents l’écoutaient les yeux baissés, son regard bleu et embué creusait ses sillons dans ma mémoire, pour me revenir encore aujourd’hui comme l’expression d’une douleur aussi muette que profonde, chaque fois qu’une page de notre histoire est évoquée, une histoire que j’ai découverte d’ailleurs bien plus tard.

Pour mes parents, considérant que le passé leur appartenait, nous autres, les enfants, ne devions pas en pâtir, même si plus tard nous allions l’apprendre. Mais pour le moment, nous étions libanais, nous devions grandir en Libanais, et tout devait être fait pour atténuer les différences. Voilà pourquoi c’est bien plus tard que j’appris l’histoire de mon père, qui n’était pas très différente de celle d’Aram.

Sur les routes de l’exode à l’âge de treize ans, il se retrouve sans savoir comment à Alep, après avoir parcouru à pied les déserts de Syrie, affamé, assoiffé, sa maison incendiée, son frère massacré et son aîné décédé en exil par manque de soins. Échappé de justesse au convoi qui le destinait à la mort sur les sables de Deir ez-Zor, il se retrouve à Damas, travaillant comme savetier pour gagner sa vie. Pris en charge par des associations de bienfaisance arméniennes, il poursuit ses études tout en exerçant différents métiers, et finit à Beyrouth afin de réaliser son rêve, celui de devenir médecin.

Diplômé mais démuni, cependant fier d’avoir remplacé par son stéthoscope son alêne de savetier, il ne peut s’installer que dans un petit village, et le hasard le mène à Bécharré, au pied des Cèdres au nord du Liban. Pour s’y faire plus facilement adopter, il se voit obligé de se faire appeler Élie, la traduction littérale de Yeghia, son prénom arménien, difficilement assimilé par les gens du village, même que parfois, ce changement paraissant insuffisant, il n’est que « el-hakim el-armani ».

Riche de ces histoires, je réalise un jour que je viens d’un ailleurs, un ailleurs que je n’ai pas connu. Car pour me mettre au monde, ma mère avait rejoint ses parents à Alexandrette, restée jusqu’alors sous protection française. Cependant, je ne devais jamais voir la ville qui m’a vu naître. Les Français partis, Alexandrette devenant Iskenderun, nous devions fuir la fureur des Turcs trois semaines à peine après ma naissance, pour revenir au Liban avec ma mère et mes grands-parents.

C’est ainsi que trois générations se retrouvent réunies sous un même toit, au haut d’une montagne libanaise : la génération qui s’accroche à son passé et qui ne veut pas le quitter ; celle qui cherche à l’oublier pour envisager l’avenir ; et la dernière qui est encore à l’âge de l’insouciance. Même aujourd’hui, je retrouve dans ma mémoire des regards qui bien souvent me rappellent celui d’Aram.

« C’est par ton travail que tu t’affirmeras »

Mes premières années passées dans l’isolement de cette montagne, mes parents s’installent donc à Tripoli, afin de m’assurer une scolarisation correcte. L’école arménienne étant rudimentaire, je suis inscrit dans un collège, celui des pères carmélites. Le jour de mon inscription, conscient des difficultés que j’allais affronter avec la langue arabe, mon père s’adresse au directeur des études en insistant sur le fait que je ne devais bénéficier d’aucune indulgence pour l’apprendre, puisque nous avons choisi, poursuit-il, de vivre dans ce pays qui est maintenant le nôtre. Dès ce premier jour d’école, mon père m’ancrait dans un présent qui n’était pas censé être le mien, tout en me mettant sur les rails de l’avenir.

Quant à l’arménien, il fallait se contenter de le parler à la maison. De ce fait, je n’ai jamais appris à le lire et à l’écrire… un de mes plus grands regrets.

Outre les difficultés inhérentes à la langue elle-même, je devais subir l’affront des railleries de mes camarades, qui pouffaient de leurs moqueries en imitant mes erreurs et ma façon de la prononcer, écornant à chaque fois un peu de ma fierté. Les frontières entre l’ironie et la blessure étant ténues, je m’en plains un soir à mon père.

« Fils, me dit-il, c’est par ton travail que tu t’affirmeras devant tes camarades, c’est ton travail qui te prouvera que tu n’as rien à leur envier, c’est par ton travail que tu deviendras un jour “quelqu’un” ; ce jour-là tout le monde oubliera que tu es arménien, et ce jour-là ce sera à toi de ne pas l’oublier. »

« Une terre de liberté et d’accueil devenue notre patrie »

C’est ainsi qu’au fil des années, je devenais de plus en plus libanais, sans pour autant devenir de moins en moins arménien. C’est dans cet état d’esprit que je me retrouve à Beyrouth pour entamer mes études de médecine, à la faculté où mon père m’avait précédé.

Quelques jours après mon installation, je vois disparaître toutes les appréhensions que ma situation de réfugié avait ancrées en moi du temps de mon adolescence. Et rien qu’en regardant autour de moi, je découvre un Liban qui m’appartient et auquel j’appartiens. Un Liban où les coupoles octogonales de nos églises voisinent les minarets et les clochers de plus d’une douzaine de ses communautés, où nos écoles, nos universités et nos institutions n’ont rien à envier aux meilleures, une terre de liberté et de tolérance, une terre d’accueil devenue notre patrie. Et si parfois on y raille Garabet, le vieux photographe debout derrière son trépied au pied du monument aux Martyrs, d’autres s’enorgueillissent de voir leur portrait signé Manoug, et ceux qui ironisent l’Arménien qui en parlant confond les genres n’ont certes pas entendu l’éloquence de maître Babikian, lors de ses interventions à l’Assemblée nationale.

Guiragossian, Assadour, Hraïr, Gelalian et bien d’autres artistes, peintres, musiciens, sont tous libanais comme moi, comme ces vieux artisans de Bourj Hammoud qui ont forgé leur avenir sur une mémoire douloureuse que leur rappellent leurs rues, Marach, Hadjin, Zeitoun…

« La reconnaissance a la mémoire courte », écrit Benjamin Constant, mais pour nous autres Arméniens libanais, la reconnaissance est plus qu’un devoir, elle est « religion », et si nous sommes fiers d’être arméniens, nous sommes aussi fiers d’être libanais… et soucieux de le rester, même si dans nos yeux on retrouve parfois le regard d’Aram.

« Le présent sans le passé est aveugle Le présent sans l’avenir est stérile. »Jean d’Ormesson En 1946, j’avais sept ans. L’âge où on vit dans un monde aussi réel qu’imaginaire, celui des fées et des nuages qui voyagent… Celui de l’insouciance, quand la mémoire enregistre tout, alors qu’on ne se pose pas trop de questions.Nous habitions Tripoli, une des plus...