Rechercher
Rechercher

Centenaire Grand Liban : lecture politique

Les origines institutionnelles de la proclamation du Grand Liban

Les origines institutionnelles de la proclamation du Grand Liban

La couverture de l‘ouvrage de Philippe el-Khazen qui l’a conduit, en raison de sa teneur, à l’échafaud avec son frère, en 1916. Ils devaient être exécutés par pendaison au centre de Beyrouth, qui deviendra la place des Martyrs.

Une analyse méthodologique approfondie des origines institutionnelles du Liban permet une meilleure compréhension de l’émergence politique du Liban d’aujourd’hui, consolidant ainsi son apport privilégié au Proche-Orient.

Le Liban a bénéficié dès 1861 d’une reconnaissance internationale avec une neutralité de jure établie par le concert des nations lors de la conférence internationale de Beyrouth de 1861, première du genre visant à organiser une région, à savoir le Mont-Liban, à l’intérieur même d’un État et en accord avec lui. Ainsi, le Mont-Liban a constitué dans ses composantes institutionnelles et humaines le fondement même du Grand Liban.

Un court rappel historique permet de clarifier encore mieux cette situation privilégiée.

De 1516 – date de la conquête ottomane – jusqu’à 1918, toute la région du Proche-Orient a été organisée en wilayets (gouvernorats) dirigés par un wali (gouverneur) nommé par l’autorité ottomane à Constantinople.

Toutefois, par une mesure exceptionnelle dans cette région du Proche-Orient et dont les circonstances historiques ne sont pas encore totalement élucidées jusqu’à présent, le sultan Sélim Ier devait accorder à l’une des principales familles princières du sud du Mont-Liban, les Maan, la permanence de privilèges faisant de cette famille les princes de cette montagne dont la superficie, l’extension et la dénomination varieront à travers les siècles.

Deux faits devaient découler de cette situation institutionnelle : le premier se rapporte à la durée ininterrompue de ce système politique qui va s’étaler de 1516 jusqu’à 1842 – date à laquelle l’Empire ottoman essayera, sans grand succès, d’assimiler le Mont-Liban à une de ses provinces et de l’administrer directement ; par ailleurs (fait unique dans les annales du Proche-Orient), l’émir libanais voyait le pouvoir assuré à sa descendance mâle, en ligne directe ou collatérale, investie du droit de succession.

Pour mieux comprendre l’importance de cette singularité, le diplomate et historien Adel Ismail a écrit à ce sujet : « À l’époque qui nous intéresse, c’est-à-dire l’époque de la domination ottomane, les Ottomans ne reconnaissaient pas l’hérédité fixe des fiefs. Quand un émir disparaissait, son fils ne lui succédait pas nécessairement (…). Le gouvernement de la Montagne faisait souvent exception à ce principe. Les Maan et les Chéhab sont arrivés, grâce à leur bonne administration, à gouverner le pays par voie d’hérédité jusqu’au milieu du XIXe siècle. »

Ainsi, de 1516 jusqu’à 1842, l’émirat de la Montagne se transmettait au sein des deux familles Maan et Chéhab selon les coutumes qui se caractérisaient par une continuité de la fonction politique institutionnelle et par une véritable reconnaissance politique, avec l’établissement de la moutassarrifiya entre 1861 et 1915, marquée par le développement progressif des institutions...

I – Continuité de la fonction politique institutionnelle

Quelques chiffres peuvent éclairer la continuité du système politique de l’émirat qui a permis l’émergence des composantes de la société libanaise. Ainsi, sur une période de 326 ans, allant de 1516 à 1842, 17 émirs ont gouverné le Liban dont 8 de la famille Maan et 9 de la famille Chéhab. Durant la même période, les régions suivantes soumises au gouvernement ottoman direct ont connu les nombres suivants de walis : wilayet de Saïda (de 1662 à 1842) 92 ; wilayet de Tripoli (de 1555 à 1842) 157 ; wilayet de Damas (1517 à 1842) 20.

On comprend dès lors la différence institutionnelle fondamentale entre l’ensemble de la région proche-orientale divisée en wilayets et directement régie par un wali ottoman, et le Mont-Liban, noyau du Liban actuel, dont la population aura été gouvernée presque sans interruption par un prince autochtone jouissant de prérogatives significatives.

II – La conférence internationale de Beyrouth de 1860

En 1860, cette continuité institutionnelle sera renforcée par l’établissement du Règlement organique du Mont-Liban, véritable acte international, et la création de la moutassarrifiya par la Commission internationale de Beyrouth qui a consacré les fondements institutionnels originaux et caractéristiques de l’évolution politique ultérieure jusqu’à 1915.

Prétendre que ce montage s’est implanté facilement et qu’il a été approuvé par tous est battu en brèche par les témoignages consignés dans les documents diplomatiques et par les revendications locales. Un document de l’époque, intitulé « Critique du régime de la moutassarrifiya », daté du 18 décembre 1863, s’élève contre la nomination d’un gouverneur chrétien non libanais de la moutassarrifiya, relevant que les allégations sur les divisions internes des Libanais et leur incapacité à s’autogérer sont infirmées par les faits historiques et par la capacité de gestion des affaires publiques nationales.

1. Détermination des frontières

Pour la première fois au Proche-Orient, le Règlement fondamental de la Montagne déterminait en son article 3 des frontières reconnues internationalement par les grandes puissances et le concert des nations. Cette « première » diplomatique accordée au Mont-Liban constituait un acquis majeur en matière de droit international public. Certes, les Libanais à l’époque discutèrent beaucoup de l’injustice dans le tracé même de cette frontière : on refusait au Liban ses frontières naturelles, le cours de l’Oronte et du Litani, Qalamoun, les districts de Tripoli et Akkar ainsi que le district de Saïda.

Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est le caractère d’accord international sur cette frontière qui sera régulièrement constaté, affirmé et accepté par la Sublime Porte et les grandes puissances. Ce fut plus précisément le cas en 1871, lors d’un litige de frontières entre la moutassarrifiya du Mont-Liban et la wilayet de Syrie, cette dernière ayant perçu l’impôt du village de Moaysséra reconnu en territoire libanais.

D’autres litiges devaient se poser au sujet de la frontière entre la moutassarrifiya et les autres wilayets dont celle de la Békaa-Ouest, Saïda et la zone des sables au sud de Beyrouth, Hrayché au nord, le Hermel. Mais le fait institutionnel et diplomatique tel que consacré par la reconnaissance publique des grandes puissances de l’époque, dont l’Empire ottoman lui-même, n’a pas été entamé pour autant. Et cet espace politique au sein d’une superficie évaluée à près de 4 015 km2 constitue un acquis historique de portée considérable dans le cadre des constituants politiques du Liban.

2. Garantie des grandes puissanceset neutralité de jure

À une époque où n’existaient encore ni la SDN ni l’ONU, la garantie des sept grandes puissances de l’époque quant à l’élaboration, la promulgation et le contrôle de l’application du Règlement international de la Montagne constitue également une « première » diplomatique et politique qu’il y a lieu de relever en matière de droit international public. Voici donc la France, la Grande-Bretagne, l’Autriche-Hongrie, la Prusse, la Russie, l’Empire ottoman – auxquels se joindra en 1868 l’Italie – directement impliqués et garants d’une situation internationale nouvelle qui durera officiellement jusqu’en 1915. À plusieurs reprises, lors de la nomination des moutassarrifs (gouverneurs) – et particulièrement en 1892 et 1902 –, les grandes puissances rappelleront à la Sublime Porte, toujours tentée de rogner ce qu’elle avait concédé, l’exigence de respect des termes du Règlement fondamental.

3. Approbation par le concert des nations du choix et de la nomination du moutassarrif (gouverneur)

Le gouverneur chargé de l’administration du Liban était nommé par la Sublime Porte avec l’accord des autres puissances ; le protocole additionnel au Règlement fondamental du 9 juin 1861 disposait clairement que « trois mois avant l’expiration de son mandat, la Sublime Porte, avant d’aviser, provoquera une nouvelle entente avec les représentants des grandes puissances ».

L’article 1 du Règlement et Protocole relatifs à la réorganisation du Mont-Liban du 9 juin 1861 amendé le 6 septembre 1864 disposait que « le Liban sera administré par un gouverneur chrétien nommé par la Sublime Porte et relevant d’elle directement ». Ce fonctionnaire amovible sera investi de toutes les attributions du pouvoir exécutif, veillera au maintien de l’ordre et de la sécurité publique dans toute l’étendue de la Montagne.

Jouplain résumera dans son ouvrage cette situation comme suit : « La Porte n’est pas libre de son choix ; il faut que les puissances européennes lui donnent leur approbation préalable. La désignation est faite généralement par la conférence des ambassadeurs réunie chez le ministre des Affaires étrangères turc, et l’accord préalable des puissances et de la Porte est constaté par un protocole signé par le grand vizir et par les ambassadeurs et annexé au décret de nomination… (le gouverneur) peut être destitué par le sultan, mais après entente avec les représentants des puissances (…). Il en ressort que la province du Liban est gouvernée sous la tutelle collective de l’Europe et de la Porte et que son moutassarrif, pratiquement, relève à la fois de l’Europe et de la Porte. »

4. Établissement du Conseil administratif élu

Dès 1861 et conformément à l’article 2 du Règlement fondamental, l’institution d’un Conseil administratif élu chargé d’aider le moutassarrif dans ses fonctions constituait un progrès déterminant dans la vie constitutionnelle du Liban – et cela à une époque où tout le Proche-Orient restait directement gouverné par les walis ottomans. L’article 2 du Règlement organique amendé en 1864 disposait que ce Conseil était chargé « de répartir l’impôt, de contrôler la gestion des revenus et des dépenses et de donner son avis consultatif sur toutes les questions qui lui seraient posées par le gouverneur ».

Tout en relevant que l’exercice de ces prérogatives a beaucoup dépendu des attitudes des moutassarrifs successifs et de la capacité des membres du conseil à s’imposer et à développer la pratique institutionnelle, il y a lieu de signaler que les nombreux conflits entre le gouverneur et ce conseil ont conduit à la reconnaissance de l’inviolabilité de ses membres dans l’exercice de leurs fonctions puisque le protocole de nomination du moutassarrif Ohannès Pacha du 23 décembre 1912 stipulait qu’« une fois élu, le membre du Conseil administratif ne pourra être suspendu de ses fonctions par le gouverneur, pour faute, abus ou manquement aux obligations de sa fonction administrative, qu’après enquête, communication de ses résultats au Conseil administratif et son approbation par celui-ci ».

Plus encore, il convient de relever le fait historique suivant : le 23 décembre 1876, le sultan Abdul Hamid II promulguait une Constitution et le grand vizir ottoman Medhat Pacha voulant inaugurer la politique de réformes dans l’empire adressa un ordre à chaque wilayet de faire élire deux députés pour former un Parlement de l’empire à Constantinople. Le Conseil administratif de la moutassarrifiya du Mont-Liban rejeta à l’unanimité cette demande, considérant qu’elle constituait une atteinte aux prérogatives accordées par le Règlement international de 1861.

Ainsi ce conseil d’administration, qui préfigurait déjà le parlementarisme, sut souvent faire preuve de courage au service du Liban en contrecarrant parfois les projets des moutassarrifs.

5. Organisation judiciaire

Il n’existe pas de système politique viable et équilibré pour la sauvegarde des libertés et des droits des citoyens en l’absence d’un pouvoir judiciaire. C’est pourquoi le Règlement fondamental avait prévu dans ses articles 6 à 13 une organisation judiciaire complète pour le recrutement des magistrats et la compétence des tribunaux. Sans être évidemment parfait et bien que soumis à nombre de pressions, le système judiciaire de l’époque était déjà à l’avant-garde au plan régional.

6. Autonomie financière

Contrairement à tout ce qui se passait dans l’Empire ottoman à cette époque où la collecte des impôts revenait avant tout au Trésor central, l’article 15 du Règlement fondamental avait prévu que si « la Sublime Porte se réservait le droit de lever, par l’intermédiaire du gouverneur du Mont-Liban, les trois mille cinq cents bourses qui constituent aujourd’hui l’impôt de la Montagne (…), il est bien entendu que le produit de ces impôts sera affecté avant tout aux frais d’administration de la Montagne et à ses dépenses d’utilité publique ; le surplus seulement, s’il y a lieu, entrera dans les caisses de l’État... ».

Non seulement la Sublime Porte était tenue de consacrer le produit des impôts aux seuls intérêts de la Montagne, mais elle devait également combler tout déficit.

7. Création de la police et exemption des Libanais du service militaire dans l’armée ottomane

Le contrôle de la sécurité dans la Montagne était une des préoccupations majeures des puissances signataires du Règlement fondamental de 1861. À cet effet, l’article 15 du Règlement et l’article 14 du Règlement amendé en 1864 ont prévu que le « maintien de l’ordre et l’exécution des lois seront assurés par le gouverneur, au moyen d’un corps de police mixte ».

8. Abolition de la féodalité

L’article 5 du Règlement organique amendé en 1864 disposait qu’« est décidée l’égalité de tous devant la loi et l’abolition de tous les privilèges accordés aux notables du pays, et particulièrement aux moukataajis ». Ainsi était aboli le système des moukataajis (chefs de district) institué au Mont-Liban depuis les Maan puis avec les Chéhab, surtout après la bataille de Aïn Dara qui avait vu la victoire de la faction du parti qaisite (émirs Chéhab et leurs alliés) sur le parti yamanite et la redistribution de l’iqta (seigneurie ou féodalité) entre les principales familles féodales de l’époque.

Les originalités à retenir de ce système, outre son caractère proprement autochtone, se ramènent à trois faits : l’un de droit interne relatif à l’abolition de l’exécution par garnisaires et l’utilisation d’autres modes de contrainte tels que la saisie ou l’emprisonnement ; le deuxième de droit international public puisqu’il était interdit aux troupes turques de stationner dans la Montagne ; le troisième d’ordre public relatif à l’exemption du service militaire dans l’armée ottomane pour les Libanais de la moutassarrifiya.

Avant de conclure, et en dépit des imperfections et des limites du Règlement fondamental tel qu’analysé, relevons l’appréciation faite en 1908 de ce système unique et singulier dans l’Empire ottoman par Jouplain qu’on ne peut suspecter d’y être favorable : « L’autonomie libanaise, malgré ses imperfections, a donné d’excellents résultats. Elle a permis le relèvement du pays, après les terribles secousses qu’il a traversées de 1834 à 1864… L’autonomie libanaise a fait ses preuves… Aussi la plupart des nations chrétiennes et musulmanes de l’Empire ottoman demandent-elles aujourd’hui une autonomie analogue à celle du Liban… Les Règlements du Liban de 1861 et de 1864 ont servi de modèle aux gouvernements européens… »

Telles sont les origines institutionnelles du Liban. Et aujourd’hui que ce Liban traverse l’une des plus graves crises existentielles de son histoire, incitant le président Emmanuel Macron à intervenir personnellement, le recours à l’analyse des documents positifs du droit international public et des faits historiques et sociaux, particulièrement en ce qui concerne ses familles spirituelles, rappelle son rôle avant-gardiste dans le domaine de la vie constitutionnelle proche-orientale ainsi que la sollicitude dont il sut jouir grâce à la garantie internationale du concert des nations qui lui a assuré une neutralité de jure.

Hyam MALLAT

Avocat et sociologue

Ancien président du conseil d’administration de la Sécurité sociale puis des Archives nationales.


Une analyse méthodologique approfondie des origines institutionnelles du Liban permet une meilleure compréhension de l’émergence politique du Liban d’aujourd’hui, consolidant ainsi son apport privilégié au Proche-Orient.Le Liban a bénéficié dès 1861 d’une reconnaissance internationale avec une neutralité de jure établie par le concert des nations lors de la conférence...