Il y a cent ans naissait le Grand Liban, premier État constitué du monde arabe, au lendemain de la Première Guerre mondiale qui vit s’écrouler l’Empire ottoman. Dans sa proclamation du 1er septembre 1920, le général Gouraud soulignait qu’« une patrie ne se crée que par l’effacement de l’individualisme devant l’intérêt général, commandé par la foi dans les destinées nationales ». Cet appel à privilégier l’intérêt public sera au cœur du discours d’un autre général français, Charles de Gaulle, encore commandant, lorsque à l’occasion de la cérémonie de fin d’année à l’Université Saint-Joseph, le 3 juillet 1931, il déclare: « Le dévouement au bien commun, voilà ce qui est nécessaire, puisque le moment est venu de rebâtir. » Avec son sens de la formule, il évoque les « lourds devoirs de la liberté » et lance à l’adresse de la jeunesse libanaise : « C’est une patrie que vous avez à faire, il vous appartient de construire un État. »
Une patrie, un État. L’un procède de l’autre, l’appartenance à une terre et son organisation politique. L’État créé en 1920 ne provenait pas du néant. Sous l’émirat, les princes Maan (en particulier Fakhreddine II) puis Chéhab en avaient jeté les bases à partir d’une aspiration tenace à l’autonomie et d’un sens inné de la liberté et du respect des croyances.
À propos du Grand Liban, Michel Chiha écrira en 1921 : « C’est l’événement le plus considérable de notre histoire. À nous maintenant d’aimer notre pays et de le servir. Gardons-nous d’oublier que nous serons toujours les artisans de ses destinées. »
Or deux catégories d’« artisans » se sont manifestées dans l’histoire longue de ce territoire plus vaste que sa géographie : ceux qui ont « pensé » le Liban et ceux qui l’ont « fait », ou « défait ». Autrement dit, ceux qui sont à l’origine de la création du Grand Liban et ceux qui ont conduit les affaires de l’État. Ces deux catégories sont restées bien distinctes, hélas, ce qui explique le hiatus entre le rêve et sa concrétisation. Les chefs d’État libanais se sont rarement entourés de conseillers ou de ministres instruits, ayant le sens de l’intérêt général, et au fil des mandats présidentiels, le fossé entre les politiques et les intellectuels est allé grandissant.
Dès la fin du XIXe siècle pourtant, ce sont les journalistes, les poètes, écrivains et grammairiens qui ont articulé l’idée libanaise. De Jouplain (la « Question du Liban ») à Khairallah Khairallah et Checri Ghanem à Paris, des frères Takla en Égypte, fondateurs d’al-Ahram, à Youssef Saouda, apôtre du nationalisme libanais, et Daoud Ammoun, de Gibran Khalil Gibran, Mikhaïl Neaïmé et Amine Rihani à New York, à Nassif el-Yazigi et Boutros al-Boustani à Beyrouth, l’activisme littéraire et politique de ces pionniers de la Nahda, qui brandissent la langue arabe comme arme de lutte contre l’Empire ottoman, contribue à l’éveil d’une conscience nationale. Ils se font également les chantres de la laïcité et de l’émancipation de la femme, et avec eux, des pionnières dirigent des Salons littéraires, fondent des revues et des journaux (al-Fajr, Fatat al-Charq, al-Firdaous, al-A’ila).
La première journaliste du monde arabe, Hind Naufal, ouvre la voie en Égypte à ses consœurs. Ainsi, la culture (théâtre, presse, romans) entraîne un réveil politique, et la naissance de l’État libanais sera le fruit d’un élan culturel de Beyrouth au Caire et de New York à Paris, où fleurissent les sociétés secrètes et les clubs littéraires. Dans ce contexte, la littérature francophone libanaise participe activement aussi à l’éclosion d’une identité nationale.
La viabilité économique de l’État naissant
La France, précisément, est l’un des postes avancés de ces « lobbies » actifs plaidant la cause libanaise et syro-libanaise. Les intellectuels y pèsent de tout leur poids pour défendre la création de l’État auquel ils aspirent, même s’ils se divisent sur son identité et sa nature. Clemenceau finira par les écouter et par accorder au Liban la proclamation de l’État du Grand Liban tant désiré dans ses frontières actuelles, après que trois délégations libanaises se fussent succédé à la conférence de paix de Versailles en 1919, et que le patriarche maronite Élias Howayek y fut personnellement intervenu, pesant de toute son autorité historique, religieuse et morale. L’Église maronite avait hypothéqué ses biens et ses terres auprès du gouvernement français pour nourrir son peuple frappé par la famine. Hypothèque levée au lendemain de la guerre par le président Poincaré, qui refusa le prix de la faim.
Se faisant le porte-parole de son peuple éprouvé, le patriarche Howayek avait remis à l’Assemblée générale un mémorandum réclamant l’indépendance du Liban avec l’aide de la France, dans ses frontières historiques incluant le « grenier » de la Békaa et les plaines du Akkar, riches en céréales. Le retour de ces régions dans le giron national traduisait le souhait du patriarcat d’assurer la viabilité économique de l’État naissant, afin que plus jamais une telle tragédie – la famine – ne se reproduise.
Une vocation dévoyée ?
Sous le mandat français, puis surtout depuis l’indépendance, trois catégories d’hommes ont pris les rênes de l’État : les politiciens, certains issus des milieux féodaux, d’autres de milieux bourgeois, urbanisés ; les hommes d’affaires (les uns se confondant progressivement avec les autres) ; et les hauts fonctionnaires. Penseur, journaliste et banquier devenu député, Michel Chiha, l’un des rédacteurs de la Constitution de 1926, fut le théoricien d’un « pays de minorités confessionnelles associées » à l’exercice du pouvoir, lequel pouvoir serait un subtil équilibre entre les « droits » des communautés et l’autorité de l’État. Sous ses instances, l’État libanais adopte une économie libérale, reflet d’une « vocation » millénaire de marchands, privilégiant le secteur tertiaire, les banques, le commerce et le tourisme. Une telle orientation n’a pas manqué de susciter les critiques des analystes contemporains, à l’ombre de la crise du « modèle» économique qui sévit depuis 2019. À l’encontre des arguments avancés par le patriarche Howayek pour réclamer l’extension des frontières du Liban (le «grenier à blé » et la nécessité d’assurer une indépendance alimentaire), les dirigeants du Liban indépendant ont sacrifié l’économie productive et l’agriculture au profit d’un rôle hégémonique du secteur tertiaire, qui a concentré dans la capitale l’essentiel des activités du pays, au détriment des provinces. « En 1973, les importations représentent à elles seules plus de la moitié du PIB et proviennent à 70% des pays occidentaux», précise Nadine Picaudou, qui pose abruptement la question de savoir si le Liban était une «patrie ou échelle de commerce?». Aujourd’hui, au vu des pénuries associées à la crise inédite de l’économie libanaise, ce cri de Gibran résonne douloureusement : « Pitié pour la nation qui porte un habit qu’elle n’a pas tissé, mange un froment qu’elle n’a pas récolté et boit un vin qui ne vient pas de son pressoir. »
Ce qui semblait improbable pour le Liban, voulu par ses élites comme un « modèle » de progrès dans la région arabe, est devenu une triste évidence : le Liban a rejoint la liste des États faillis. Si la géographie politique du pays a malheureusement pesé sur la construction de l’État, sur la planification d’un développement juste et équilibré et la mise en place de projets à long terme, elle n’explique pas l’échec patent à tous les niveaux, notamment l’absence d’une politique de solidarité sociale et l’extension de la corruption au fil des décennies. Le fond du problème réside dans la nature de l’État. Comme ailleurs dans le monde arabe, mais dans un système libanais plus « démocratique », les dirigeants ont construit un État prédateur et clientéliste, en exploitant sans vergogne la formule communautaire de partage du pouvoir pour entretenir leurs réseaux, creuser le sectarisme et empêcher l’émergence d’une citoyenneté commune et d’une véritable appartenance nationale. Les générations se sont succédé, avec leurs rêves de réformes, de changement ; les désillusions ont été leur lot. Est-il trop tard ?
Le salut par la culture
À l’heure où toutes les communautés, y compris celles qui refusaient le Grand Liban cent ans plus tôt, se sont « libanisées » et revendiquent leur appartenance nationale, à l’heure où les jeunes et la société civile clament leur soif de changement et d’un État de droit, le Liban se trouve confronté aux incohérences de son système politique et à ses contradictions. Précurseur de la modernité au Moyen-Orient, sa formule de coexistence est devenue le marécage où se noient les tentatives de construction d’un État moderne. Or ses penseurs ne l’avaient pas conçue ainsi. La philosophie politique du pays s’est réduite à un slogan. Les élites traditionnelles du pays se contentent d’ânonner la fulgurante inspiration de Jean-Paul II concernant la vocation du Liban, celle du « pays-message ». C’est devenu un leitmotiv rabâché à tout venant, davantage pour justifier le partage du gâteau que pour appeler au dépassement des clivages confessionnels et à l’avènement d’une véritable citoyenneté, telle que voulue par les pères du Liban. Dans ce sens, l’échec politique est aussi le reflet d’une dégradation de la pensée et de l’absence d’une vision d’avenir. Plus que jamais, le salut du Liban réside dans la culture.
* Dernier ouvrage paru : « L’invité des Médicis », éditions Philippe Rey, Paris, 2020.
Carole H. DAGHER
Essayiste et romancière*
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