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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Pourquoi le prononcer ce nom du Liban ? Retour sur septembre 1920 et sur certaines allégations et distorsions Iza tatala’a sawba as-safhi ‘udwanu*

La proclamation du Grand Liban a, certes, suscité l’enthousiasme des libanistes, mais a été dénoncée par les partisans de la Grande Syrie. Certains historiens, pour délégitimer le Grand Liban, ont eu recours à des contre-vérités et aux interprétations superficielles et abusives pour fonder leur argumentation.

Pourquoi le prononcer ce nom  du Liban ?
Retour sur septembre 1920 et sur certaines allégations et distorsions
Iza tatala’a sawba as-safhi ‘udwanu*

Les signataires de la pétition des notables de Zghorta, en décembre 1918, réclamant notamment le protectorat de la France et un agrandissement du Liban : Saïd Khoury, Jawad Boulos, Anis Moawad, Kabalan Frangié, Philippe Torbey et Rachid Moawad, qui était président de la municipalité (Source : ministère français des Affaires étrangères, archives diplomatiques, E. Levant, Syrie-Liban-Cilicie ; numéro 42, Pétition, 1918-1919 ; fol. 2).

Toute commémoration est l’occasion de rouvrir les plaies et de raviver les vieilles querelles !

Revenons-en aux faits : le Grand Liban a été proclamé par le haut-commissaire français, et dans les frontières internationales qu’on lui connaît aujourd’hui, contre le gré de la majorité de ses populations musulmanes. Ce fut il y a cent ans, un premier septembre 1920, un coup de force qu’avait rendu possible l’écrasement des troupes chérifiennes du roi Fayçal à Maysaloun, le 24 juillet précédent. Le ralliement progressif de l’islam politique, toutes confessions confondues, à l’État libanais à partir de l’indépendance acquise en 1943, et peut-être bien avant, ne justifie pas le fait accompli du rattachement au territoire de l’ex-moutassarrifiya de certaines zones limitrophes qui auraient souhaité un destin syrien. Ni ce ralliement tardif ni les prescriptions décennales ou trentenaires ne peuvent effacer les stigmates de ce qui fut un viol infligé par la victoire si aisée des armes françaises sur la volonté d’indépendance du premier royaume constitutionnel arabe !

Cependant ladite « annexion », fait indéniable, condamnable assurément, n’accorde nullement à l’historien qui la dénonce la licence de semer des contre-vérités ni celle d’avoir recours aux clichés ou aux « interprétations bâclées, superficielles et abusives » pour fonder son argumentation.

Une thèse manichéenne

La guerre civile libanaise a paradoxalement donné libre cours aux thèses manichéennes portant sur la création du Liban. Et comme il y a toujours eu une grille de lecture pour départager les bons des méchants, la nouvelle donne allait opposer le discours des chrétiens conservateurs à celui des palestino-progressistes. Et qu’on ne vienne pas, pour autant, négliger les énonciations des intellectuels étrangers qui, comme les brigades internationales lors de la guerre d’Espagne, se sont invités au jeu de massacre intellectuel et ont fait le coup de feu dans des conditions, nullement périlleuses certes, mais qui feront encore longtemps douter de leur rigueur d’historiens et de leur impartialité académique.

L’ouvrage de Nadine Picaudou étant fondateur (seminal en anglais), nous nous attacherons à démonter quatre de ses propositions, ou motifs pour utiliser une terminologie juridique, puisqu’il s’agit en l’espèce d’une advocacy à laquelle s’est livrée notre historienne, pratique à laquelle répugnait Henry Laurens et contre laquelle il prévenait les chercheurs, amateurs fussent-ils ou professionnels !

Mme Picaudou n’a pas caché son intention de « délégitimer » le Grand Liban et de tenir sa création pour une injustice commise par l’autorité mandataire. Et qui irait le lui reprocher ? Elle est dans son droit, sauf que dans sa charge effrénée, elle a avancé des arguments contestables sur lesquels il serait gratifiant de s’attarder.

1 – Le présumé foyer « national » chrétien

L’historienne émérite nous dit : « Dans le journal La Correspondance d’Orient qu’il publie à Paris, George Samné parle de la “quadrature du cercle” à propos d’un pays qui se voulait le foyer national chrétien du Proche-Orient alors même qu’il agrège à son noyau montagnard des populations majoritairement musulmanes, généralement hostiles à cette intégration. Rappelons que le Grand Liban ne compte plus que 55 pour cent de chrétiens en 1921 contre 80 pour cent dans le petit Liban d’avant 1914. »

S’appuyant sur les réflexions de George Samné, intellectuel qui avait plaidé pour une Grande Syrie sous tutelle française, elle laisse entendre que les maronites cherchaient à instaurer un « foyer national chrétien », formulation assassine qui insinue une similitude entre le projet du Grand Liban et le projet sioniste. L’assertion d’un George Samné, déçu de voir sa Syrie amputée, n’est pas à prendre pour argent comptant, d’autant qu’il avait parlé d’un « foyer chrétien, un refuge exempt de charges et de soucis », et non d’un « foyer national chrétien » comme le rapporte Nadine Picaudou. Or rien n’est plus dissemblable du projet sioniste que le projet « maronite », aussi bien au niveau de la conception que de la réalisation. D’autant que nuls écrits ou correspondances de l’époque ne laissent soupçonner un « nationalisme à base religieuse» dans la maturation du projet libanais.

Certes, les maronites, ces survivants de la Grande Famine, avaient voulu rassembler le plus grand nombre de leurs coreligionnaires, rescapés de la disette, dans la nouvelle entité, mais jamais ils n’avaient prétendu en exclure les autres communautés ou leur dénier leurs droits basiques. Loin de là, ils avaient voulu en faire des partenaires, et le partage du pouvoir, s’il était bancal au départ, allait au bout du compte s’instaurer dans une équité relative.

2 – Beyrouth, la ville-monde usurpée

Mme Picaudou poursuit sa diatribe en ces termes : « Écoutons enfin Louis Massignon s’insurger contre le rattachement de Beyrouth à la nouvelle entité, au nom de l’idéal désormais condamné de la Cité-État : “Le grand emporium intellectuel, le centre de la résurrection littéraire arabe doit rester lui-même ; il ne peut plus être rattaché aux communes montagnardes du Liban que Genève à la Savoie ou Lyon au Dauphiné de jadis.” Beyrouth, la ville-monde, ouverte sur les courants d’échange méditerranéens, vient d’être assujettie à la symbolique de la montagne maronite et l’ordre urbain traditionnel, fondé sur les interactions économiques et culturelles, se trouve désormais soumis au nouvel ordre étatique libanais. »

Se drapant dans la pourpre massignonienne, Nadine Picaudou insinue que Beyrouth la « ville-lumière » refusait son rattachement au Mont-Liban, comme si l’unanimité de l’opinion citadine était avérée ! Or nous pouvons valablement affirmer qu’à la fin de la Grande Guerre, notre capitale était mixte au niveau confessionnel, et que les musulmans, qui théoriquement étaient opposés au rattachement de leur ville au Mont-Liban, ne représentaient pas la majorité de ses habitants. Et ce port actif sur la Méditerranée comportait des quartiers chrétiens où grecs-orthodoxes, grecs-catholiques et maronites exprimaient diverses allégeances, et leurs avis ne s’alignaient pas nécessairement sur ceux de leurs voisins de Basta et de Bachoura. Une large majorité d’entre eux manifestaient leur volonté de ralliement à une entité indépendante de l’hinterland syrien, récusant ainsi l’unanimité insinuée plus haut et contredisant Massignon dans sa véhémence et Picaudou dans son réductionnisme.

Car le « grand emporium intellectuel» n’a jamais été la chasse gardée d’une seule communauté à l’exclusion de toutes les autres. En fait, dès la première moitié du XIXe siècle, quand ce « centre de la résurrection littéraire arabe » n’était qu’une bourgade, druzes et chrétiens, des hauteurs surplombant la ville et d’ailleurs, s’y étaient installés et y avaient prospéré.

Si l’on veut faire la part des choses, on peut légitimement affirmer qu’en 1920 les quartiers musulmans de ce centre urbain, que s’arrachent démographes et idéologues, ont amèrement ressenti son rattachement au Liban, alors que le gros des quartiers chrétiens manifestaient leur jubilation.

3 – La Nahda subtilisée

Quel professeur de lettres arabes ou d’histoire du Moyen-Orient irait dénier au Mont-Liban sa contribution à la Renaissance arabe ou occulter l’apport de ses intellectuels, pionniers et catalyseurs de ce mouvement « moderniste » ? Or voici que Mme Picaudou nous dit : « La Renaissance culturelle connue sous le nom de Nahda émane, quant à elle, de l’intelligentsia urbaine du Croissant fertile, de ces villes du Levant traditionnellement ouvertes à toutes les influences extérieures. S’il fallait lui assigner une origine précise dans le temps, ce pourrait être 1834. Cette année-là, la première imprimerie s’installe à Beyrouth. »

L’entreprise de dénigrement procède de manière systématique et le Mont-Liban a bon dos ! Après les insinuations relatives au « foyer national chrétien », voici le temps des omissions, parce que notre historienne poursuit son récit en ces termes : « Boutros al-Boustani et Nasif al-Yazigi travaillent à une traduction de la Bible en arabe… Le premier fonde en 1860 un journal, puis une école en 1863, et tous deux animent, depuis 1847, une Société savante des arts et des sciences. »

Pourquoi taire que Boustani et Yazigi sont libanais, de naissance et de formation, alors que l’on ne se prive pas de préciser deux pages plus bas que les Azm sont de Damas, les Jabiri d’Alep, les Khalidi de Jérusalem et les Gaylani de Bagdad ? Rien n’est plus lamentable que de lever l’étendard du patriotisme littéraire ou du jingoïsme culturel, mais tant d’illusionnisme et de special effects s’avère révoltant ! Mais qu’on nous dise qui, dans les « villes du Levant» citées plus haut, était du calibre de Boutros al-Boustani, de son fils Salim ou de son cousin Suleyman, à cette époque de la première vague de la Nahda ? Et qui pouvait prétendre au gabarit d’Ahmad Faris al-Chidiac dans « l’intelligentsia urbaine du Croissant fertile » mentionnée ci-dessus ?

En outre, c’est une méconnaissance grave de la réalité que de vouloir assigner à un phénomène aussi ondoyant et diffus que la Nahda « une origine précise, dans le temps… 1834. Cette année-là, la première imprimerie s’installe à Beyrouth ». Rappelons que l’imprimerie avait été introduite depuis plus d’un siècle déjà au Mont-Liban, une province au relief escarpé certes mais où l’on avait investi dans l’éducation bien avant que ne s’y mettent les centres urbains dont se prévaut Nadine Picaudou. Et puis ce n’est pas l’importation d’une presse à papier qui fait un rinascimento, mais plutôt l’accumulation du savoir sur des générations, entreprise de longue haleine dans laquelle s’étaient lancées, depuis un long moment, les « communes montagnardes » décriées par Massignon.

Il est désormais acquis que l’attrait de la modernité occidentale et le mimétisme qui en découlait allaient modifier, ne serait-ce que dans une certaine mesure, les structures mentales des chrétiens, alors qu’à Beyrouth certains milieux poursuivaient, comme dans d’autres villes du Croissant fertile, des combats d’arrière-garde, saisis qu’ils étaient par la fièvre misonéiste.

4 – Les échanges commerciaux détournés

Lorsque Nadine Picaudou rapporte les propos de Massignon selon lesquels Beyrouth « la ville-monde, ouverte sur les courants d’échange méditerranéens, vient d’être assujettie à la symbolique de la montagne maronite, et l’ordre urbain traditionnel, fondé sur les interactions économiques et culturelles, se trouve désormais soumis au nouvel ordre étatique libanais », n’est-ce pas qu’elle est en train de proposer à notre entendement un schéma khaldounien, et ne laisse-t-elle pas entendre l’opposition drastique entre la ville ouverte aux échanges fructueux et une montagne où « tout y a un caractère d’archaïsme et d’insuffisance » ? Or rien n’est plus fallacieux que cette dichotomie quand elle est appliquée au modèle libanais, car elle consiste à « présenter deux propositions comme mutuellement exclusives » ! L’historien averti ne peut se laisser enfermer en ce faux dilemme, qui fait de la ville l’emblème de la modernité et de la montagne le modèle de l’arriération ! À ce stade, il n’y a qu’à rappeler que le Mont-Liban n’est pas le Caucase insurmontable : de par son positionnement en parallèle avec le littoral, il est ouvert sur la Méditerranée et à ses influences, comme il avait depuis plus d’un siècle développé une cottage industry, la sériciculture l’ayant rattaché à l’économie-monde.

On ne peut non plus ignorer que Beyrouth s’était laissé investir par ces Libanais bilingues, issus des collèges missionnaires ou locaux qui avaient éclos dans les agglomérations du pays raviné. Grâce à leur formation à l’occidentale, formation plus ou moins réussie, ils allaient prendre, et à partir de Beyrouth même, les initiatives dans le domaine du négoce avec l’Europe, ayant assimilé, bien avant ceux qui venaient des milieux traditionalistes, les vertus du libéralisme conquérant et du capitalisme triomphant !

Mais point trop n’en faut !

Il y aura toujours un courant historiographique qui viendra récuser l’arrachement du Liban, ce « noyau montagnard », à la mère Syrie, sous prétexte que les frontières arbitraires tracées par les autorités mandataires ont bouleversé le paysage politique ; elles auraient coupé les liens de proximité géographique et séparé familles, clans et tribus se trouvant d’un côté ou de l’autre de la nouvelle ligne de démarcation. Mais paradoxalement, ce sont les tenants de ce même courant qui plaident pour une ville de Beyrouth libre de toute attache avec le territoire du Mont-Liban, ce « caillou historiquement autonome » qui l’encercle de trois côtés. Ainsi l’argument de la proximité et celui de la consanguinité qui plaident pour que Tripoli et Tall-Kalakh relèvent d’une même entité juridique ne valent plus quand il s’agit de faire accéder Beyrouth au Mont-Liban. Avec un tel raisonnement, Beyrouth serait plus proche « géographiquement et humainement » de Damas que de Baabda ! L’idéologie du ressentiment n’a jamais reculé devant l’aberration !

Avouons que le Liban, dans ses succès tout relatifs qu’ils soient jusqu’en 1975, et dans sa prospérité exponentielle due à ses émigrés, en a agacé plus d’un ! Il a suscité envies et frustrations. Les chrétiens, qui y disposaient d’une prééminence relative, se révélèrent corrompus, arrogants et infatués de leur personne. Mais le Liban n’a pas été que ça, et la science historique ne peut avoir recours aux clichés, aux mensonges par omission ni aux « indignations sélectives » pour accabler ab ovo le projet libanais et ses réalisations ultérieures. Quand on a la possibilité de détruire un mythe, il ne faut pas hésiter, mais, pour ce, on ne peut recourir à des procédés contestables.

Tout historien est quelque part un faussaire ; il est sans cesse tenté de distordre la réalité pour l’adapter à son modèle « élu » et, ce faisant, pour soutenir sa thèse. Mais point trop n’en faut. En milieu académique, on ne peut se laisser égarer par la passion, fût-elle tiers-mondiste !

* « Si jamais une menace venait à peser sur la Montagne ! », hémistiche d’un poème de Saïd Akl, chanté par Fayrouz.

Youssef MOAWAD

Avocat et historien

Toute commémoration est l’occasion de rouvrir les plaies et de raviver les vieilles querelles !Revenons-en aux faits : le Grand Liban a été proclamé par le haut-commissaire français, et dans les frontières internationales qu’on lui connaît aujourd’hui, contre le gré de la majorité de ses populations musulmanes. Ce fut il y a cent ans, un premier septembre 1920, un coup de...