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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Effondrement d’un État impossible ou crise de maturité ?

Que retenir de cent ans d’un État qui s’écroule ? Les pessimistes tiendront le discours de l’obsolescence programmée d’un État impossible, créé de toutes pièces par le mandataire de l’époque, agissant seul tel un deus ex machina. Les plus optimistes opteront pour une crise de maturité qui verra le Liban renaître du milieu de ses gravats et se remettre d’une gouvernance menée par des politiques sans scrupules. Effondrement d’État ou crise de régime ?

Effondrement d’un État impossible ou crise de maturité ?

En 1992, Israël expulse vers le Liban 450 Palestiniens fondamentalistes de Marj al-Zouhour. Le gouvernement de Rafic Hariri refusera de les laisser rentrer en territoire libanais. Ils seront bloqués à la frontière pendant de longs mois et ils regagneront Israël en 1993, le gouvernement libanais ayant refusé de céder. (Liban, Le siècle en images, éditions Dar an-Nahar)

Les deux points de vue contiennent leur part de vérité tant l’avenir paraît incertain. Faut-il le rappeler, toutefois, un pays n’est pas un enjeu froid dont on peut parler comme d’un objet inanimé que l’on possède et que l’on peut perdre. Un pays est fait d’espoir et d’avenir, et il ne tient qu’à ses nationaux de le faire vivre et de le faire renaître le cas échéant. N’est-ce pas là le sens du soulèvement du 17 octobre ?

Certes, le Moyen-Orient a connu trop de partages, de changements et de projets de réaménagement pour que l’on puisse écarter le pire. En revanche, les tentatives récentes de remodeler sa géographie politique ont échoué pour ne pas continuer à croire même confusément dans la continuité de l’État libanais. Un pays qui subit les assauts cruels du destin et parvient vaille que vaille, sur les quarante-cinq dernières années, à surmonter des difficultés insurmontables probablement pour tout autre pays. Le Liban a survécu à sa «libanisation » annoncée. Il a résisté au morcellement qu’on lui prédisait.

Pour le Liban, un constat surprenant

De tous les pays du Proche-Orient, en proie encore pour certains à la violence et aux ingérences, le Liban est celui qui a su préserver intact son territoire dessiné au début du siècle dernier. Pour un État fragile, artificiel disait-on, instable et divisé sur lui-même, ce constat est surprenant. Qu’on en juge ! La Syrie voisine a perdu le Golan. Son territoire connaît à présent une partition de fait et reste contrôlé en de multiples régions par des forces militaires multiples: russes, turques, américaines et sans doute iraniennes.

De son côté, l’unité du Yémen paraît compromise. Divisé à l’indépendance d’Aden, il fut unifié par la suite pour se décomposer sous nos yeux avec les territoires du Nord contrôlés par les houthis, un Sud en proie à l’irrédentisme et nostalgique de son État perdu, et un pouvoir au centre qui n’a de central que le nom.

Sous couvert de fédéralisme, l’Irak est en réalité morcelé, découpé en provinces qui sont autant de fiefs pour ses communautés sunnite, chiite et kurde. Sans oublier qu’au terme de la guerre dite du Golfe de 1990, l’Irak a vu rétrécir sa façade maritime sur le golfe Arabo-Persique cédée en partie au Koweït.

Autre cas, celui de la Jordanie. Jamais État proche-oriental ne sera passé comme la Jordanie par des métamorphoses historiques étonnantes. Créé Transjordanie, devenu Jordanie après annexion de la Cisjordanie et de la partie orientale de Jérusalem en 1950 avant de les perdre en 1967, le royaume hachémite a conservé, amputé, l’appellation d’État de Jordanie. Quant à la Palestine, bousculée par l’histoire, rognée et rongée par une géographie d’occupation, elle est restée au stade d’État virtuel depuis la décision du partage en 1947.

L’État latent qu’est aujourd’hui l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas est dépouillé tous les jours un peu plus de son assiette territoriale. Il demeure impuissant face aux transformations de sa capitale et perd progressivement les quelques rares oripeaux subsistants de pouvoir qui en font un semblant d’État. La Palestine est une fiction d’État...

La plus subtile des luttes de libération

Dans ce chaos d’effondrement, le Liban, ce pays improbable, a su d’abord recouvrer puis maintenir sa fragile unité territoriale au terme de trois occupations. Tour à tour, le Liban s’est défait de l’État palestinien établi sur son sol par l’OLP et ses chefs, il a mis un terme à l’occupation militaire israélienne et a repoussé une armée syrienne fuyant la colère d’un peuple outragé. Le Liban a véritablement gagné son indépendance dans ces batailles de la souveraineté. À présent, il fait face à la plus subtile des luttes de libération, celle qu’il lui faut mener contre une puissance occupante qui se cache derrière le visage familier d’un supplétif local jadis libérateur.

Étonnant destin, en vérité, que celui du Liban. Face au mouvement de balancier des stratégies régionales ou internationales, ses forces politiques ont été incapables de résister à épouser des querelles étrangères. Elles ont sacrifié leur pays aux illusions de la puissance importée et à l’alignement alternatif du pays sur des axes régionaux rivaux. Ce qui a conduit à son malheur.

La propension des partis politiques libanais à s’identifier à des maîtres éphémères au point d’avoir à leur égard le zèle servile des estafiers n’a d’égal toutefois que les sursauts de dignité de ses citoyens. Comment expliquer un tel comportement ? Sinon par la volonté irraisonnée qu’éprouvent les fils d’une même nation de rechercher un surcroît de protection et de pouvoir hors des murs de leur Cité pour se prémunir contre leurs propres frères.

Une légitimité politique à refaire

Un autre terrible paradoxe est que le Liban qui a survécu à des occupations étrangères paraît céder à présent de l’intérieur sous les coups de la corruption des plus corrompus des siens. Jamais un aussi petit nombre de personnes dont les noms sont décriés par toutes les bouches n’aura été aussi lourdement responsable des malheurs du plus grand nombre. Jamais le sort d’une patrie n’aura aussi étroitement épousé le destin d’une fratrie. Un régime, plus proche de la dynastie que de la démocratie, a conduit un cartel d’entrepreneurs cyniques, aguerris par des années de vols et de violences, au viol des ultimes scrupules que la conscience et la morale opposent à la destruction des vies humaines, souvent les plus humbles, au pillage des biens privés comme publics et à la ruine de l’État.

Le pouvoir de ces conjurés associés à la gestion d’un communautarisme de rapine n’a plus de légitimité. La classe dirigeante a perdu sa vocation à diriger, tombée qu’elle est déjà sur les champs du déshonneur, de l’imprévoyance, de l’impéritie, du mensonge et de la corruption.

À présent cependant, les choses paraissent avoir bougé. Une légitimité politique est à refaire. Un État est à reconstruire, des vies sont à protéger et il faut donner un nom à l’espérance. Alors que les oppositions au changement n’ont pas disparu et que les artificiers de la mort sont tapis dans l’ombre… La route est longue et le chemin ardu. Mais qu’est-ce qu’un an de bouleversement quand il faut refonder une vie politique qui a cent ans d’histoire ? Sinon le moment fraternel d’un fol et indicible désir de s’attacher encore plus à son pays, au moment où, tombé bien bas, ce dernier ne semble plus tenir qu’au courage de ceux qui, jeunes ou vieux, ont fait le pari héroïque de le relever.

Joseph MAÏLA

Ancien recteur d’université et professeur de relations internationales à l’Essec

Les deux points de vue contiennent leur part de vérité tant l’avenir paraît incertain. Faut-il le rappeler, toutefois, un pays n’est pas un enjeu froid dont on peut parler comme d’un objet inanimé que l’on possède et que l’on peut perdre. Un pays est fait d’espoir et d’avenir, et il ne tient qu’à ses nationaux de le faire vivre et de le faire renaître le cas échéant....