L’écrivain, éditeur et intellectuel libanais Lokman Slim, opposant farouche au Hezbollah, a été retrouvé mort, jeudi matin, au Liban-Sud. Le militant était porté disparu depuis mercredi soir, lorsqu’il était sorti du domicile de l’un de ses amis dans le village de Niha en soirée, et sa famille avait perdu tout contact avec lui.
Selon notre correspondant au Liban-Sud Mountasser Abdallah, qui cite des sources sécuritaires, son corps a été retrouvé dans une voiture de location, une Toyota Corolla, près de Touffahta, à Zahrani, dans le caza de Saïda. Ses papiers d'identité n'ont pas été retrouvés. Le procureur général près la cour d'appel du Liban-Sud, le juge Rahif Ramadan, a indiqué que le corps, examiné par un médecin légiste et transporté à l'hôpital gouvernemental de Saïda, avait été atteint de cinq balles, quatre à la tête et une au dos. Le juge a chargé les services de renseignement des Forces de sécurité intérieure de mener une enquête en examinant notamment les cameras de surveillance dans la région et en analysant toutes les données dans le téléphone portable de l'intellectuel.
M. Slim, qui contribuait régulièrement au débat d'idées dans les colonnes de L'Orient-Le Jour, était porté disparu depuis la nuit dernière, avait annoncé sa famille sur les réseaux sociaux. Il se trouvait chez un ami à Niha, au Liban-Sud, mercredi soir, et était censé rentrer à Beyrouth où il habite. Selon sa sœur aînée, Rasha al-Ameer, il n’a plus donné signe de vie depuis, et son téléphone a été retrouvé dans le secteur. "Il s’est rendu en milieu de journée chez Mohammed el-Amine à Niha", avait déclaré son épouse Monika Borgmann à L’Orient-Le Jour avant l'annonce par les médias de son décès. "Il a quitté la maison de son ami à 20h30 et il n’est jamais rentré". Elle a précisé qu’un de ses amis a localisé le téléphone dans la nuit et que l’appareil a été retrouvé à 400 mètres de la maison près de la route. Ce n’est pas la première fois qu’il se rend au Liban-Sud, malgré les menaces qu’il reçoit régulièrement, selon elle.
Âgé de 58 ans, Lokman Slim, un érudit et un intellectuel de renom qui a notamment étudié la philosophie à Paris dans les années 1980, était engagé en faveur de la laïcité et de la démocratie et un fervent opposant au confessionnalisme qui mine la politique libanaise. Au Liban, il a cofondé avec sa sœur Rasha une maison d’édition reconnue, Dar al-Jadeed, qui veut encourager de jeunes auteurs aux idées novatrices. Il fera traduire pour la première fois en arabe les écrits de l'ancien président iranien réformateur Mohammad Khatami.
Puis il a formé avec son épouse, la cinéaste Monika Borgmann, une ONG, Umam D&R, essentiellement consacrée aux recherches et au travail sur les problématiques de la mémoire et sur la question des disparus après la guerre civile libanaise (1975-1990). Dans le "Hangar", quartier général de cette ONG à Haret Hreik dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, ils organisaient débats, projections de films et expositions. Plus récemment, il a coréalisé avec son épouse deux documentaires. Le premier, Massaker, sur les massacres en 1982 dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, récompensé en 2005 à la Berlinale. Le second sur la prison de Palmyre en Syrie et les tortures et traumatismes subis par des détenus libanais.
"Je n'ai pas peur de la mort"
Issu d’une grande famille chiite de la banlieue sud, Lokman Slim, qui dénonçait régulièrement la mainmise du Hezbollah dans ses écrits et dans les médias, avait été menacé à plusieurs reprises, jusque dans sa résidence familiale. Lokman Slim, qui rencontrait parfois de hauts responsables américains de passage à Beyrouth, a souvent été attaqué par la presse pro-Hezbollah pour des positions jugées favorables envers les Etats-Unis. Il dénonçait également le monopole politique des deux poids lourds chiites, Hezbollah et Amal, au sein de la communauté. En décembre 2019, à la suite de menaces de mort contre lui, il avait affirmé dans un communiqué: "Je fais assumer aux forces du fait accompli, représentées par sayyed Hassan Nasrallah et le président Nabih Berry, l'entière responsabilité de ce qui pourrait m'arriver et je me place, ainsi que ma famille et mon domicile, sous la protection de l'armée libanaise". Il avait alors notamment évoqué des affiches collées sur un mur de sa maison l'accusant d'être un traître et le menaçant.
Dans la demeure familiale des Slim, dans la banlieue sud, la famille est en état de choc, selon notre correspondant Mohammad Yassine. "Ils ont tué ce qu'on avait de plus cher", affirme sa sœur Rasha. "Lokman et moi avions des centaines de projets pour notre maison d'édition et Umam, il ne pensait pas à la mort. Même ceux qui l'ont tué savent combien ils ont tort", ajoute-t-elle, sans vouloir accuser nommément une partie de l'assassinat. "Je lui disais tu n'as pas peur des menaces? Nous sommes des gens pacifiques, nous n'avons que nos livres comme armes. Et il répondait : je n'ai pas peur de la mort", raconte-telle.
L'épouse de Lokman Slim a déclaré à notre correspondant Mohammad Yassine que la famille voulait une enquête internationale. "Nous n'avons pas confiance en la justice libanaise, nous réclamons une enquête internationale. Nous voulons savoir qui l'a tué coûte que coûte", a-t-elle dit.
Aoun et Diab réclament une enquête
Le président de la République, Michel Aoun, a dans ce cadre demandé au procureur général près la cour de cassation, Ghassan Oueidate, de mener les enquêtes nécessaires pour connaître les circonstances de l'assassinat du militant Lokman Slim au Liban-Sud, a annoncé la présidence. Le chef de l'Etat a souligné la nécessité d'accélérer l'enquête pour déterminer les circonstances qui ont mené à ce crime et les parties qui se tiennent derrière, sans condamner explicitement l'assassinat de l'activiste opposé au Hezbollah.
Le Premier ministre sortant Hassane Diab a de son côté chargé le ministre de l'Intérieur, Mohammad Fahmi, d'ordonner aux services de sécurité d'accélérer les enquêtes visant à découvrir les circonstances de l'assassinat du militant Lokman Slim, d'en poursuivre les auteurs, de les arrêter et de les déférer en justice dans les plus brefs délais. "Ce crime odieux ne passera pas sans reddition de comptes", a-t-il dit, assurant que "l'Etat ne se contentera pas de poursuivre les enquêtes jusqu'au bout, et qu'il remplira ses devoirs à cet égard". M. Fahmi a, lui, dénoncé "un crime effroyable".
Dans la soirée, le Hezbollah a condamné "le meurtre du militant politique Lokman Slim" et appelé "la justice et les forces de sécurité concernées à dévoiler rapidement l'identité des criminels afin qu'ils soient punis". Dans un communiqué, le parti chiite appelle encore les forces de sécurité à "lutter contre les crimes perpétrés dans plusieurs régions du Liban et qui sont exploités politiquement et médiatiquement, au détriment de la sécurité et de la stabilité internes".
Le Courant patriotique libre a également "condamné" l'assassinat du militant, appelant les organes judiciaires et de sécurité à "achever rapidement l'enquête, pour faire prévaloir la vérité". Il a appelé "à ne pas profiter de ce crime pour provoquer des dissensions, surtout que les habituels pêcheurs en eaux troubles ont commencer à l'exploiter politiquement". Le CPL a assuré qu'il "condamne toute atteinte à la liberté d'opinion et d'expression" et que "le droit à la différence d'opinion est sacré".
Le mouvement Amal a condamné, dans un communiqué succinct, cet assassinat, réclamant "une enquête aussi rapide que possible afin d'identifier les responsables et de les sanctionner". Le mufti jaafarite Ahmad Kabalan a lui aussi dénoncé ce crime, mettant toutefois en garde contre "l'intention de certains de lancer des accusations de manière répréhensible". "Les services secrets du monde entier sont à leurs aises au Liban, où elles œuvrent pour détruire le pays et ses habitants et surtout la communauté chiite", a-t-il accusé. Il a appelé à répondre à l'assassinat de Lokman Slim "de manière judiciaire et non politique".
Un retour aux assassinats politiques ?
Dans le camp opposé au tandem chiite et au camp aouniste, l'assassinat de Lokman Slim est considéré comme le dernier d'une série d’éliminations politiques ces dernières années au Liban.
Le Premier ministre désigné, Saad Hariri, a estimé que l'assassinat de cet activiste, connu pour son opposition au Hezbollah, ne pouvait être "dissocié de ceux qui l'ont précédé", en allusion à la série d'attentats ayant visé pendant des années des opposants au parti chiite et au régime de Damas, parmi lesquels l'ancien président du Conseil Rafic Hariri, père de Saad. "Lokman Slim est un nouveau martyr tombé sur le chemin vers la liberté et la démocratie au Liban, et son assassinat ne peut être dissocié de ceux qui l'ont précédé", a écrit Saad Hariri sur son compte Twitter. "Il était probablement le plus clair de tous lorsqu'il identifiait les risques que court la nation", a-t-il ajouté. Le chef du courant du Futur a salué la mémoire d'un homme "qui n'a jamais fait de compromis ni reculé". "Nous et tous les souverainistes allons poursuivre le combat pour la liberté", a-t-il souligné, appelant à "identifier les assassins afin de mettre fin aux meurtres malveillants".
Le courant du Futur a quant à lui dénoncé "un assassinat ignoble" et exprimé la crainte qu’il ne signale "un retour aux assassinats politiques". L'ancien député et membre du courant du Futur, Bassem al-Sabeh, a estimé dans un communiqué que "l'assassinat de Lokman Slim est un message direct à tous les activistes, écrivains et politiciens de la communauté chiite qui ne tournent pas dans l'orbite du Hezbollah".
Les Kataëb ont, de leur côté, condamné la "mise à mort" d'un "libre penseur" dans une région "dont on connaît l'appartenance et l'influence politique". Elles ont critiqué le fait que les "forces de l'ordre officielles", qui étaient chargées d'assurer la sécurité de M. Slim, "se sont avérées impuissantes face à l'hégémonie des milices".
Le Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druze Walid Joumblatt a, lui, appelé les forces de sécurité à mener une enquête "efficace et transparente" afin d'identifier les meurtriers, pour qu'ils soient "traduits en justice le plus rapidement possible". Pour le PSP, le meurtre de Lokman Slim qui représentait "la liberté de penser et de s'exprimer" suscite "une grande inquiétude pour le Liban". "Il faut lutter de manière constante contre la déliquescence sécuritaire qui se répand", a ajouté le parti joumblattiste.
"Lokman Slim est le martyr de la liberté d'opinion", a tweeté le chef des Forces libanaises Samir Geagea, dont la formation a appelé dans un communiqué "les forces de sécurité à dévoiler les dessous de ce crime et déférer les criminels en justice".
L’ancien ministre Marwan Hamadé a estimé "qu’à l’ombre du règne de la terreur et de la corruption, il n’y a évidemment pas de place pour des gens comme Lokman Slim, le jeune intellectuel cultivé et libéré de toutes les entraves confessionnelles. Le crime a pour seul signataire celui qui nous poursuit depuis les assassinats de la révolution du Cèdre". "Le Hezbollah recommence à utiliser ses anciennes armes, nous devons être sur nos gardes car il pourrait y avoir d'autres assassinats", a-t-il déclaré à la chaîne saoudienne al-Hadath.
L'ancien député et chef du Rassemblement de Saydet el-Jabal, Farès Souhaid, a estimé que l'assassinat du militant était "un message clair visant à museler" les opposants au Hezbollah. "L'assassinat s'est produit dans une zone d'influence du Hezbollah: soit c'est le parti qui l'a tué, soit il doit dire qui l'a tué", a-t-il affirmé dans une déclaration à la chaîne al-Hadath. Il a assuré que cet attentat n'allait "pas pousser les Libanais libres au silence" et "ne nous fera pas peur", indiquant que des personnalités allaient se réunir dans la journée pour adopter une position commune à la suite de l'assassinat.
De son côté, l'ancien Premier ministre Tammam Salam a estimé que "la politique au Liban s'accompagne toujours de diffamation et d'intimidation, d'arrestations et d'assassinats", des pratiques "qui ne changeront pas sans l'établissement d'un Etat fort, capable de protéger ses citoyens des complots internes et extérieurs". Il a appelé les forces de sécurité à arrêter "immédiatement les personnes derrière l'assassinat de Lokman Slim". "Il est très important de découvrir qui est derrière ce crime odieux", a ajouté l'ancien président du Conseil.
L'ancien Premier ministre Nagib Mikati a lui aussi dénoncé "un crime odieux", appelant les autorités concernées à en dévoiler les circonstances le plus tôt possible.
Le parti Sabaa, issu de la société civile, a pour sa part dénoncé le fait que "la traîtrise a encore une fois fait taire une voix libre, qui appelait à l'établissement d'un Etat de droit, libre, souverain et indépendant". Le parti a réaffirmé "le caractère sacré de la liberté d'expression et de la diversité".
Condamnations internationales
Dans les milieux diplomatiques, les réactions dénonçant cet assassinat ont été nombreuses.
"Je suis extrêmement troublé par la perte tragique de Lokman Slim, un journaliste et activiste respecté, une voix courageuse, honnête et indépendante", a tweeté Jan Kubis, qui était le coordinateur spécial de l'ONU au Liban avant sa récente nomination comme émissaire spécial de l'ONU en Libye. "Je demande aux autorités de mener une enquête rapide et transparente sur cette tragédie et d'en tirer les conséquences nécessaires".
"Immense tristesse et préoccupation à la nouvelle de l'assassinat de Lokman Slim, a pour sa part écrit l'ambassadrice de France au Liban Anne Grillo sur Twitter. Mes condoléances et toutes mes pensées vont à sa femme, à sa famille et à ses proches".
La diplomatie française a condamné "avec la plus grande fermeté" l'assassinat "odieux" de ce francophone et francophile, et appelé "à ce que les faits soient clairement établis", selon la porte-parole du ministère des Affaires étrangères. "La France demande à ce que les faits soient clairement établis et que tous ceux qui peuvent contribuer à la manifestation de la vérité y concourent pleinement. Elle attend des autorités libanaises et de tous les responsables libanais qu’ils permettent à la justice d’agir avec efficacité, en toute transparence et sans interférence", selon un communiqué du Quai d'Orsay. Et d'insister sur le fait que "le pluralisme et la liberté d’expression sont des composantes essentielles du modèle de société auquel sont attachés les Libanais. La France est à leurs côtés pour les aider à le préserver".
L'ambassadrice des Etats-Unis au Liban, Dorothy Shea, a condamné un "assassinat barbare (...) qui n'était pas seulement une attaque brutale contre une personne spécifique, mais une agression lâche contre les principes de la démocratie et de la liberté d'expression". "Il est inacceptable de recourir aux menaces et à l’intimidation pour renverser l’Etat de droit et faire taire le débat politique", a-t-elle ajouté, insistant sur "la nécessité d’une enquête rapide sur cet assassinat et d'autres meurtres récents qui n'ont pas encore été résolus, afin que les auteurs de ces actes soient traduits en justice". "Les assassinats politiques envoient au monde un mauvais signal de ce que représente le Liban", a-t-elle déploré.
"Choqué et très profondément attristé par l'assassinat de #LokmanSlim. Mes sincères condoléances à sa famille et à ceux qui l'aiment. Nous déplorons la culture ambiante d'impunité au Liban où de tels actes haineux se produisent et demandons une enquête en bonne et due forme par les autorités compétentes", a tweeté l'ambassadeur de l'UE au Liban, Ralph Tarraf.
L’ambassade du Canada au Liban a déploré "la mort tragique de l’écrivain et activiste Lokman Slim. Nos sincères condoléances à sa famille, ses proches et aux Libanais qui perdent en lui un fervent partisan du dialogue, de l’inclusion et la diversité (...) Seule une enquête crédible et transparente peut dévoiler la vérité et mettre fin à l’impunité".
Le secrétaire général de la Ligue arabe, Ahmad Aboul Gheit, a de son côté "condamné dans les termes les plus vifs" l'assassinat de Lokman Slim. La Ligue a mis en garde "contre un glissement dangereux vers le chaos".
L'organisation Human Rights Watch a qualifié Lokman Slim de "défenseur infatigable (...) pour un Liban juste et démocratique", appelant à une enquête indépendante pour "renverser la culture de l'impunité pour les crimes graves qui continuent depuis la guerre civile". "Lokman Slim était à l'avant-garde de la lutte contre l'impunité dans le Liban d'après-guerre, défendant activement le droit à la justice et à la vérité des familles de disparus", a de son cote rappelé Amnesty International. "Aujourd'hui, il est la victime d'un schéma vieux de plusieurs décennies et qui a toujours garanti l'impunité pour les (auteurs des) assassinats ciblés de militants, de journalistes et d'intellectuels", a ajouté l'ONG.
De nombreux intellectuels, journalistes et militants également ont rendu hommage à Lokman Slim sur les réseaux sociaux, soulignant son courage. Sur Twitter, le mot-dièse en arabe Lokman_Slim était en tête des tendances pour le Liban. "Non non non! Ça ne peut pas continuer comme ça. Non non, ça ne peut passer. TUER nos intellectuels ? Nos libres penseurs ? Non !", a tweeté la militante Rita Chemaly.
Pour sa part, le fils du secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah, Jawad, a affirmé sur son compte Twitter : "Ce qui constitue une perte pour certains est un gain pour d’autres et une bénédiction inattendue". Le message a toutefois rapidement été effacé, son auteur affirmant qu'il n'avait rien à voir avec M. Slim.
La dernière fois que "le chef de l'Etat a souligné la nécessité d'accélérer l'enquête pour déterminer les circonstances qui ont mené à ce crime et les parties qui se tiennent derrière", c'était il y a six mois.... Et depuis on fait du surplace. Six ans puis six siècles vont passer... Les coupables sont connus de tous, et ce sont les mêmes dans un cas comme dans l'autre. Il n'y a pire qu'un aveugle que celui qui ne veut pas voir.
20 h 02, le 04 février 2021