Critiques littéraires Essai

Que nous dit la musique ?

Que nous dit la musique ?

D.R.

La Musique ou la mort de Claude Hagège, éditions Odile Jacob, 2020, 228 p.

En écoutant la merveilleuse Étude op. 10 n°3 de Chopin en mi majeur pour piano, Liszt fut à ce point bouleversé qu’il se mit à pleurer avant d’étreindre le compositeur en lui disant : « Vous êtes un grand artiste, et je ne suis qu’un saltimbanque ! » Certes, la mélodie de ce morceau, d’ailleurs appelée Tristesse, est loin d’être joyeuse mais est-ce le chagrin qui fit s’épancher le génial musicien hongrois ? Assurément, non. Ce furent plutôt des larmes d’émotion esthétique et d’exaltation, comme seule la musique est capable d’en provoquer. Et pourtant celle-ci reste un grand mystère alors qu’elle nous accompagne pendant toute notre existence, s’associant à nos joies comme à nos peines, au point qu’il peut sembler impossible de vivre sans elle.

Linguiste de renommée mondiale, dont les livres sur les langues ont connu d’immenses succès, Claude Hagège possède la musique comme seconde passion. D’où cette quête, qu’il mène à la fois comme un amoureux cherchant à analyser son désir, un historien remontant jusqu’à l’Égypte antique, la Grèce et Sumer, un musicologue étudiant les timbres de chaque instrument, un philosophe et même un détective pour trouver la clé de ce qu’il appelle « l’étincelant miracle » et résoudre cette énigme : qu’est-ce que la musique ?

Si l’on pense la musique, comme le faisait Nietzche par exemple, est-ce qu’elle-même a la faculté de penser ? Qu’est-ce qui la différencie des autres arts ? Pourquoi provoque-t-elle en nous autant d’émotions ? À ces questions, Claude Hagège s’efforce de répondre. On peut aussi commencer par cette première interrogation : si tout message musical passe par un instrument, et la voix en est un, à qui s’adresse-t-il ? « Pas à l’intelligence discursive, répond le linguiste. Il s’adresse aux prapides, selon un mot grec auquel je donne un vêtement français, et qui désigne, chez Homère, Hésiode, Eschyle, Euripide, le diaphragme, ou l’âme. C’est à elles (les prapides) que parle la musique. »

Mais ne pas passer par la raison signifie-t-il qu’elle n’a rien à dire comme certains compositeurs le croient ? On songe à Stravinsky qui la considérait « par son essence, comme impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique (…). Si, comme c’est presque toujours le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réalité. »

Claude Hagège n’est pas de cet avis. Pour lui, si la musique n’équivaut pas à un discours sur un thème précis pas plus qu’elle n’est l’exposé d’une vérité intemporelle, en revanche, elle « suggère, évoque, donne une idée d’ensemble ». Il ajoute : « On pourrait, plutôt, suggérer (…) d’appliquer à la musique le mot d’Héraclite sur l’oracle de Delphes, ce qui donne : “Elle ne dit ni ne cache : elle fait allusion.” »

C’est en comparant la musique au langage que l’auteur est le plus pertinent. Revenant sur la célèbre sonate de Vinteuil, cette œuvre musicale fictive pour piano et violon évoquée plusieurs fois dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, il relève que plus que la célèbre petite madeleine ou les clochers de Martinville, c’est une phrase musicale qui « fait resurgir le passé, et l’associe indissolublement au présent ». D’où ce constat : « La musique abolit notre finitude et nargue la mort. »

Mais ces approches, si elles nous révèlent tout ce que peut la musique, comme nous faire vibrer, danser, célébrer la vie et supporter la mort, ne nous disent pas pour autant ce qu’elle est vraiment. Et Claude Hagège, en dépit de sa belle érudition et grande sensibilité, ne parvient pas à dévoiler complètement le mystère. Il note cependant : « Le monde musical est en quelque manière un monde imaginaire, et pourtant il exprime l’âme humaine et parle de nous, tout autrement et moins précisément, certes, que ne le font les mots des langues, mais avec une rare puissance. » Cité dans le livre, le grand écrivain et musicien Pascal Guignard ajoute qu’elle est « l’art premier, prélinguistique ». Loin d’être un reflet de l’Histoire, des pratiques civiques, des mythes, des rituels, des conditions sociales, la musique serait donc « une puissance créatrice » qui « se situe au plus profond de l’identité humaine ». Pas étonnant qu’elle a gardée partie de son énigme.

La Musique ou la mort de Claude Hagège, éditions Odile Jacob, 2020, 228 p.En écoutant la merveilleuse Étude op. 10 n°3 de Chopin en mi majeur pour piano, Liszt fut à ce point bouleversé qu’il se mit à pleurer avant d’étreindre le compositeur en lui disant : « Vous êtes un grand artiste, et je ne suis qu’un saltimbanque ! » Certes, la mélodie de ce morceau, d’ailleurs...
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