Critiques littéraires Critique

Un jeu de la mort et du hasard

Dans Ce qui reste des hommes, le nouveau roman de Vénus Khoury-Ghata, deux femmes se donnent la réplique dans un échange assassin autour d’une évocation des hommes qu’elles ont aimés, ou peut-être vaut-il mieux ici parler d’amants.

Un jeu de la mort et du hasard

D.R.

Elles sont jeunes, c’est leur « âge qui est vieux », selon la savoureuse trouvaille d’Angelo qu’on n’a pas encore rencontré, mais cela ne saurait tarder. Ce qui reste des hommes, le nouveau roman de Vénus Khoury-Ghata, est conduit à la deuxième personne par une narratrice qui a « vécu », ce qu’en une autre époque aurait signifié qu’elle est morte. Dès les premières pages, ce qui se présente comme le récit d’une conversation entre deux amies, tantôt sur le mode de l’évocation, tantôt sur le mode épistolaire, semble obéir à l’injonction d’Hélène, la comparse : pas de poésie ! Et de fait, la ligne est claire et relativement dépouillée de métaphores improbables. L’écriture en est aussitôt irriguée d’une légèreté primesautière qui assène des pieds-de-nez en série au thème de la mort, omniprésent pourtant, mais transformé en une certaine célébration de la vie.

Deux femmes, donc, se donnent la réplique dans un échange assassin autour d’une évocation des hommes qu’elles ont aimés, ou peut-être vaut-il mieux ici parler d’amants. Le prétexte est la décision de la narratrice d’acquérir un caveau au cimetière de Passy, ce qui place déjà le grand-bourgeois XVIe arrondissement de Paris comme une identité de référence, voire un personnage à part entière. Mais point de caveaux individuels dans ce lieu que, par euphémisme, d’aucuns insistent à appeler un jardin. Ce sera une tombe pour deux, et l’aventure va paradoxalement consister à retrouver un de ces compagnons éphémères pour lui proposer de partager ensemble rien moins que l’éternité. Quatre candidats sont possibles, deux plus sérieux que les autres : un académicien quitté le jour de son élection parce que « autant se déshabiller devant le pape ». Mais il est déjà mort et ses cendres reposent dans un lieu inavouable. Sinon un sinologue distingué, perdu dès les premiers jours de la longue marche qu’il a décidé d’entreprendre, à travers la Chine, dans la foulée de Mao dont il a adopté les doctrines. Fouiller le passé de ces « grands » hommes, avec le recul, fait apparaître et remonter des secrets du genre misérable.

Hélène, de son côté : la narratrice l’a rencontrée lors d’une réception à laquelle elle n’était pas invitée, dans sa villa du Lys blanc, sur la Côte d’Azur. Les cent personnes présentes, ce soir-là, en tenue de deuil, étaient réunies autour du souvenir de l’époux d’Hélène, assassiné dans sa baignoire. Les tueurs seraient venus de la mer, à 7 km de là. Hélène se décide un jour à regagner la belle demeure abandonnée qu’elle espère revendre. Une surprise l’y attend, peut-être moins désagréable qu’elle ne le croit de prime abord. Dans la maison morte encore hantée par le défunt, la femme dont « l’âge est vieux » retrouve une nouvelle jeunesse parmi les fantômes d’une Riviera qui a connu des jours meilleurs. Elle retrouve aussi une nouvelle raison de vivre dans une forme de trahison qu’elle ne veut pas s’avouer. Il lui faudra faire aussi avec les ragots du village, car on a tendance à l’oublier, dans l’aura scintillante de la Côte d’Azur, les villégiateurs partis, restent les villageois dans leurs vies étroites.

La narratrice, pour sa part, vit une sorte de rétropédalage doux-amer : « Tu délaissais les hommes en chair et en os pour ceux en papier. Ne fréquentais que les personnages de tes romans, les seuls fiables, d’après toi. » Celle qui confie avoir vécu l’écriture comme une thérapie, y entrant dans le deuil, en sortant rajeunie, avait trouvé son exutoire : « Écrire l’insoutenable, non pour le partager mais pour t’en défaire. »

Joliment suspendu entre rire et larmes, aventure et introspection, surréalisme et calculs terre à terre, onirisme et lucidité, Ce qui reste des hommes fait triompher les femmes (sans oublier les chats, si chers à l’auteure) sur la vanité machiste. Ce qui reste de chacun, au final, ce peu de poussière dans une urne, ou sous une dalle en marbre rouge veiné de gris telle que commandée par la narratrice, est ici la somme des souvenirs, des solitudes, des unions de solitudes, des jalousies et des consolations qu’on aura trouvées et scellées. « Et leurs baisers au loin les suivent. »


Ce qui reste des hommes de Vénus Khoury-Ghata, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2020, 128 p.

Elles sont jeunes, c’est leur « âge qui est vieux », selon la savoureuse trouvaille d’Angelo qu’on n’a pas encore rencontré, mais cela ne saurait tarder. Ce qui reste des hommes, le nouveau roman de Vénus Khoury-Ghata, est conduit à la deuxième personne par une narratrice qui a « vécu », ce qu’en une autre époque aurait signifié qu’elle est morte. Dès les...

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