C’est un redoutable enjeu qui oppose, en ce moment, les deux mondes judiciaire et politique, et c’est bien entendu l’inculpation du Premier ministre démissionnaire, Hassane Diab, qui en est la vedette. Informé de la présence du stock de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, M. Diab en aurait négligé la capacité de nuisance et assumerait ainsi, par omission, une part de responsabilité dans l’effroyable explosion du 4 août. Celle-ci a dévasté le port et les quartiers environnants, faisant 208 morts, des milliers de blessés et des dizaines de milliers de sans-abri. L’inculpation de M. Diab pour « négligence ayant entraîné la mort d’hommes » par le procureur général près la Cour de justice Fadi Sawan a provoqué une levée de boucliers sans précédent dans les milieux sunnites. Celle des ex-ministres Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaïter et Youssef Fenianos, inculpés avec lui et convoqués à comparaître comme accusés, a provoqué un égal tumulte dans les milieux du mouvement Amal. La question aujourd’hui est de savoir si les appareils judiciaire et administratif résisteront à l’onde de choc qui les parcourt.
Dans ce contexte, le Premier ministre démissionnaire, Hassane Diab, a refusé hier d’être interrogé par le juge Fadi Sawan, en charge de l’enquête sur les explosions du 4 août. Une source officielle anonyme a confirmé à l’agence Reuters que M. Diab « a refusé d’être interrogé » par Fadi Sawan. « Le juge a contacté le bureau de Hassane Diab la semaine dernière, demandant un rendez-vous pour lundi, mais il lui a été dit que M. Diab refuserait d’être interrogé », a indiqué la source, qui fait partie du bureau du Premier ministre démissionnaire.
Depuis dimanche, Hassane Diab n’est en effet plus au Sérail. Il a regagné son appartement pour ne pas avoir à accueillir Fadi Sawan au siège de la présidence du Conseil. Les anciens ministres des Finances Ali Hassan Khalil et des Travaux publics Youssef Fenianos et Ghazi Zeaïter, qui ont également été inculpés par le juge Sawan, ont eux aussi refusé d’être interrogés hier. Le juge Sawan a fixé une nouvelle audience pour vendredi à 9h afin d’entendre M. Diab. Les ex-ministres inculpés doivent pour leur part être entendus respectivement mercredi, jeudi et vendredi.
« Un homme d’institutions »
Dans des propos accordés à la chaîne LBCI, un responsable du bureau de presse de la présidence du Conseil a affirmé que Hassane Diab s’en tient toujours au communiqué publié la semaine dernière dans lequel il affirme « être un homme d’institutions qui respecte la Constitution qui a été violée par le juge Sawan ». M. Diab « a dit ce qu’il avait à dire au sujet de l’explosion du port. Un point c’est tout », conclut le bureau de la présidence du Conseil.
De son côté, le club des anciens Premiers ministres s’est de nouveau manifesté hier. Arguant de leur attachement à la justice, MM. Saad Hariri, Nagib Mikati, Fouad Siniora et Tammam Salam ont demandé qu’une commission d’enquête internationale se charge de l’enquête sur les explosions du 4 août. Ils ont également réclamé que le chef de l’État, informé de l’existence du stock explosif, soit logé à la même enseigne que le Premier ministre démissionnaire, et éventuellement inculpé pour négligence, au même titre que M. Diab.
Par ailleurs, tandis que MM. Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter se drapaient toujours hier dans leur immunité parlementaire pour ne pas répondre à la convocation de M. Sawan, l’ancien ministre des Transports Youssef Fenianos continuait de jouer hier aux abonnés absents.
Fahmi solidaire de Diab
Prenant la défense de Hassane Diab, le ministre sortant de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, lui aussi de confession sunnite comme le chef du gouvernement démissionnaire, a déclaré dans un entretien accordé au quotidien local al-Joumhouria qu’il refuserait d’ordonner l’arrestation de M. Diab si un mandat en ce sens était délivré par le juge Sawan. « L’inculpation de Hassane Diab dans le crime de l’explosion du port est une injustice et de la diffamation, car il ne faut pas faire assumer au Premier ministre le poids des suites d’un dossier complexe qui remonte à sept ans, alors que le chef du gouvernement n’est au Sérail que depuis plusieurs mois », a estimé le ministre sortant de l’Intérieur. « Qu’on (la justice) me poursuive si l’on veut. Ce qui compte, c’est que j’agisse en fonction de ma conscience », a ajouté le ministre sortant.
Interrogé à ce sujet, une source judiciaire haut placée, qui a requis l’anonymat, a jugé « inconcevable » que M. Sawan lance un mandat d’arrêt à l’encontre du Premier ministre démissionnaire. « Toutefois, a-t-il ajouté, en rédigeant son acte d’inculpation, le magistrat pourra considérer sa dérobade comme une présomption de culpabilité. »
Selon cette source, M. Diab « dispose de son côté du droit de demander à un avocat d’opposer à la convocation une exception de forme et de juger que M. Sawan n’a pas qualité pour l’inculper ». « S’il ne le fait pas tout de suite, il pourra toujours le faire à la parution de l’acte d’accusation », a-t-il ajouté.
Violation de la loi et excès de pouvoir
En tout état de cause, l’ancien ministre de la Justice Ibrahim Najjar juge sévèrement les propos de M. Fahmi. « Le refus d’exécuter est une violation de la loi et un excès de pouvoir », a affirmé M. Najjar à L’OLJ. « Le pouvoir exécutif est le bras armé du pouvoir judiciaire, il ne peut exercer en la matière un pouvoir d’appréciation, il a compétence liée, il doit s’exécuter », a précisé l’ancien ministre. « En droit, un recours devant le Conseil d’État peut immédiatement casser pareille décision », ajoute M. Najjar.
Dans les milieux proches de l’appareil judiciaire, on estime en outre que cette première série d’inculpations de M. Sawan sera suivie d’autres. Rappelant que, dans une requête adressée au Parlement, il avait cité les noms de onze ministres qui se sont succédé aux ministères des Transports, des Finances et de la Justice, la source judiciaire haut placée qui a requis l’anonymat a affirmé que « si M. Sawan veut réellement inculper les quatre premières personnalités citées, il faudra qu’il les inculpe toutes ».
Indépendamment des ministres que M. Sawan pourrait inculper, on confirmait hier de sources concordantes que le magistrat s’apprête à convoquer prochainement le général Walid Salman, ancien chef d’état-major de l’armée, ainsi que le directeur général de la Sécurité de l’État, le général Tony Saliba, qui serait confronté au témoignage de l’officier Joseph Naddaf, arrêté depuis plusieurs semaines, qui assure avoir informé son supérieur à plusieurs reprises du danger que représentait le stock de nitrate d’ammonium.
Élargissement de l’enquête
Pour sa part, l’ancien ministre Ibrahim Najjar se dit convaincu que M. Sawan va élargir son enquête – et ses inculpations – à de nouvelles personnalités politiques, mais prévoit que le président de la Chambre, Nabih Berry, reprenne l’initiative en ce qui concerne la mise en examen des ministres qui cumuleraient leur fonction avec celle de député.
M. Najjar rappelle que la requête adressée au Parlement par M. Sawan repose sur l’article 70 de la Constitution qui dispose que la Chambre peut mettre en accusation des députés, en cas de haute trahison ou de manquement grave aux devoirs de la fonction. Et d’ajouter que, dans sa requête, le magistrat s’était réservé le droit de poursuivre les députés lui-même pour les besoins d’instruction, si le Parlement ne le faisait pas. « Il n’avait donc pas renoncé à sa compétence », en conclut l’ancien ministre.
Le dernier mot n’a pas été dit
Dans ce contexte, on apprenait hier que le président de la Chambre, Nabih Berry, a demandé à faire une seconde lecture de la requête de M. Sawan et des documents dont il l’a fait accompagner, pour en examiner la légalité et décider de la suite des choses. Pour l’ancien ministre, « dans le va-et-vient entre le judiciaire et le législatif, le dernier mot n’a pas encore été dit, et M. Berry peut encore neutraliser la compétence de M. Sawan et lui retirer le tapis de sous les pieds ». Dans ce cas, M. Diab et les deux députés Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter seront passibles de la Haute Cour prévue par la Constitution et leur éventuelle condamnation devra se faire aux deux tiers des voix du Parlement (80 voix), ce qui en réduit l’éventualité, compte tenu du volume des blocs parlementaires existants.
Sur le terrain, un groupe de manifestants a organisé un sit-in devant le Palais de justice de Beyrouth afin d’exprimer son soutien au juge Sawan.
Retrait de Oueidate, beau-frère de Ghazi Zeaïter
Conformément à la loi, le procureur général près la Cour de cassation, le juge Ghassan Oueidate, s’est retiré hier du dossier de l’enquête sur la double explosion meurtrière du port de Beyrouth, étant le beau-frère de l’ancien ministre et député Ghazi Zeaïter, l’un des quatre responsables inculpés jusqu’à présent. L’avocat général près la Cour de cassation, Ghassan el-Khoury, a pris la relève, rapporte l’Agence nationale d’information (ANI, officielle). La prérogative de la poursuite de l’enquête en ce qui concerne le rôle du parquet de la Cour de cassation revient à l’avocat général près la Cour de cassation, le juge Ghassan el-Khoury.
commentaires (9)
Le principe de la présentation devant un juge est de pouvoir expliquer à ce dernier la cause de sa négligence pour pouvoir arriver aux donneurs d’ordres. Alors puisque Diab se dit innocent pourquoi refuser sa comparution pour justifier sa non présence sur les lieux du crime alors que les conséquences étaient connues par tout le monde sur les citoyens habitant aux alentours? Ça n’est pas en refusant de comparaître qu’il prouvera son innocence, il évite cette confrontation pour des raisons de divulgations de choses qui permettraient d’arriver aux vrais coupable et ça s’appelle entrave à la justice et pourrait être condamné au même titre par contumace s’il continue de se cacher derrières des excuses bidons. Courage Monsieur Sawan, il ne faut rien lâcher, ils essaient de prouver qu’ils ont le pouvoir de casser la justice comme ils ont toujours fait mais ils sont loin de savoir que la donne a changé puisque le peuple est derrière vous et ça change tout. Non mais quel culot que de refuser une décision d’un juge dans quel monde vit on?
Sissi zayyat
11 h 04, le 15 décembre 2020