La lourde enquête sur la double explosion au port de Beyrouth est-elle condamnée à subir le même sort que les dossiers de l’assassinat, le 22 novembre 1963 à Dallas, de John F. Kennedy, et de celui de son frère Robert Kennedy, le 5 juin 1968, qui n’ont jamais été réellement élucidés dans toute leur dimension ? Il existe de fortes chances que ce soit effectivement le cas. Il est peu probable en effet que la tragédie du 4 août soit l’œuvre d’un vague groupuscule terroriste ou, pire encore, qu’il soit le résultat d’une simple négligence et d’un déplorable accident, ce qui aurait facilité à n’en point douter l’investigation.
Comme dans le cas des assassinats des frères Kennedy, qui restent à ce jour l’un des grands mystères de l’histoire contemporaine, la déflagration qui a dévasté les vieux quartiers historiques de la capitale pourrait relever en toute vraisemblance du crime d’État dont il sera difficile, du moins au stade actuel, de dévoiler les commanditaires et les véritables responsables directs, au-delà des fonctionnaires – aussi haut placés soient-ils. Pour s’en convaincre, et à défaut de l’impossible transparence, il suffit de remettre sur le tapis les questions-clés qui non seulement n’ont pas encore connu d’ébauche de réponses, mais qui n’ont même pas été officiellement et publiquement soulevées comme elles auraient dû l’être… Il est vital à cet égard de retourner à la source du mal : qui est la faction qui a facilité, voire planifié, et pour quelle raison, l’entreposage il y a plus de six ans de ces 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium au port, en face des anciens quartiers historiques de Beyrouth ? Il s’est avéré qu’au cours des dernières années et jusqu’en juillet dernier (trois semaines avant l’explosion) plusieurs officiers et responsables sécuritaires avaient mis en garde, dans des correspondances officielles, contre l’extrême gravité de la présence de ces produits dans une zone civile. Quelle est la force de facto dont l’autorité et la prééminence sont telles que les dirigeants officiels au sein de l’exécutif n’ont pas eu l’audace de réagir ?
Qui sont les véritables responsables de la tragédie du 4 août : les fonctionnaires qui « savaient », mais qui n’ont rien fait parce qu’ils s’estimaient impuissants face à la prédominance de la force de facto, ou plutôt ceux qui ont imposé manu militari que le contenu du « hangar de la mort » soit une ligne rouge à ne jamais violer, sous peine de subir les foudres miliciennes ? Autre interrogation qui dépasse largement cette fois le cadre libanais… L’ampleur de l’explosion, qualifiée par des experts étrangers comme l’une des plus puissantes au monde dans une zone civile après Hiroshima, tend à accréditer la thèse la plus plausible selon laquelle c’est une action extérieure au port qui a déclenché une réaction en chaîne ; celle-ci n’aurait pas eu un tel effet dévastateur sans la présence dans le hangar de produits hautement explosifs, autre que le nitrate d’ammonium. Auquel cas, qui est la puissance militaire qui possède les moyens technologiques capables de provoquer cette tragédie ? Plus important encore, la communauté internationale est-elle en mesure de dénoncer publiquement cette puissance militaire ? On l’aura sans doute compris implicitement… Les réponses à ces différentes interrogations sont politiquement impossibles, ou plutôt irréalistes, dans la conjoncture actuelle du fait qu’elles dévoileraient publiquement une grande affaire d’État dont les fondements et les ramifications s’étendraient bien au-delà des frontières libanaises.
Conséquence inéluctable d’une telle réalité, frustrante à plus d’un égard : l’inculpation du Premier ministre sortant Hassane Diab et de trois ex-ministres pour manquement au devoir dû à leurs rangs est peut-être une démarche audacieuse – un précédent louable, en tout cas –, mais force est de relever qu’elle constitue à ce stade une mesure tronquée et manquante. Dans les hautes sphères du pouvoir, et au cours de ces six funestes dernières années, plus particulièrement entre le mois de juillet 2020 et le 4 août, Hassane Diab n’a pas été le seul haut dirigeant officiel à avoir été alerté du danger que représentait cette quantité de nitrate d’ammonium.
La justice peut-elle sur ce plan se montrer totalement exhaustive dans la dénonciation du partage des responsabilités? Et si sous l’effet d’un sursaut d’indépendance, elle entreprend de le faire, aurait-elle politiquement la latitude de dévoiler l’identité de la puissance étrangère qui aurait provoqué la tragédie du 4 août ? Il est permis d’en douter… Même une enquête internationale ne pourrait pas s’aventurer sur cette voie. Et si, dans un autre cas de figure, on se laisse convaincre par ceux qui défendent la thèse de « l’accident », quelle est la force « occulte » qui, six ans durant, a usé de son autorité prééminente de facto pour interdire tout droit de regard officiel sur le contenu du hangar n° 12 ? « Suivez mon regard », serait-on tenté de répondre en se livrant à un abus de langage.
Il faudra sans doute attendre bien longtemps avant d’avoir des réponses solides et officielles à l’ensemble de ces interrogations. Mais les Libanais peuvent se consoler quelque peu en se rappelant qu’après tout, et à titre uniquement d’exemple, les assassinats de John et Robert Kennedy n’ont toujours pas été véritablement élucidés plus d’un demi-siècle plus tard.
commentaires (8)
""MAIS LES LIBANAIS PEUVENT SE CONSOLER QUELQUE PEU EN SE RAPPELANT QU’APRES TOUT, ET A TITRE UNIQUEMENT D’EXEMPLE. "" La seule consolation, obtenir un visa et quitter le pays. Faire le rapprochement et non la comparaison avec la mort des Kennedy par une enquête impartiale, bouclée et quel que soit le résultat de l’enquête, elle apparaîtra peu crédible, la vérité pour les uns, fake news pour les autres. Chacun a l’opinion de son camp. Mais qui a favorisé la thèse de l’accident d’une façon tranchée dès les premiers jours de l’explosion ? Les enquêtes de médias étrangers ont montré quelques éléments, mais il faut être patient et attendre les conclusions du magistrat en charge du dossier pour nous délivrer de tant d’incertitudes. Responsabilité ? Les hauts fonctionnaires, et les "divins" qui ont la haute main, et surtout celle qu’on ne peut aborder par autocensure. Question tabou : les morts, les victimes, sont-elles libanaises ou plutôt en majorité chrétiennes du quartier du même nom ?
L'ARCHIPEL LIBANAIS
20 h 08, le 15 décembre 2020