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Lifestyle - Photo-roman

« Comme d’habitude : une zaatar, une extra et une cocktail ! »

En supprimant les subventions sur le blé dont on confectionne la « man’ouché », cette fois, c’est tout notre tissu social, ainsi que notre mémoire gustative, qui sont fouettés...

« Comme d’habitude : une zaatar, une extra et une cocktail ! »

Photo G.K.

On attendait la récré de 10 heures rien que pour ça ! Les yeux alourdis de sommeil, la faim nous faisant d’étranges bruits au creux de l’estomac, il suffisait que la cloche se déclenche pour que l’on sprinte vers le comptoir de la cafet’, sous le préau. Entassés là, qui sur la pointe des pieds, qui tendant un bras presque suppliant, qui farfouillant au fond de ses poches à l’affût de deux ou trois pièces, qui bousculant la petite foule agglutinée à la caisse, on réclamait tous notre man’ouché du matin. Pendant ce temps, de l’autre côté, des mains gercées s’affairaient autour du four, d’où sortaient sur le bout d’une planche de bois nos manakiche, leur thym reluisant, leur pâte épaisse et poudrée de farine, croustillante sur les rebords, moelleuse à l’intérieur.

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« On ne verra plus jamais le dollar »

Accompagnée d’un cône de Bonjus, enveloppée dans un papier, ce moment moyennant 750 livres libanaises nous a tous un peu réconcilié avec le supplice que sont les matins d’école. Plus tard, à l’âge où j’ai commencé à sortir en boîte, j’ai découvert que la man’ouché de la after comptait dans ce cérémonial nocturne autant que la Fake id et la vodka Red Bull. D’où qu’on vienne au Liban, ou des fois qu’on aurait fait la fête à Beyrouth, on connaît tous ce rituel. D’ailleurs, tous mes amis partis à qui je pose la question : « Qu’est-ce qui vous manque le plus au Liban ? » plissent les yeux et me répondent : « Je rêve d’une man’ouché. Tu sais, celle du four à côté de chez mes parents. Tu sais, celle faite au saj qu’on prend sur la place d’un village. Tu sais, celle de chez Zaatar W Zeit, à l’aube. Tu sais, les toutes petites qu’on servait à nos anniversaires d’enfant. »

J’aurais honte

Chaque semaine depuis un an, notre voyoucratie de classe dirigeante nous sort de son chapeau une nouvelle abjection déguisée en menace. Et en cette période de fêtes, leur cadeau est de taille. Après la menace d’un contrôle de capitaux qui a été somme toute mise à exécution – pourtant dans l’illégalité absolue –, après les maintes menaces d’une pénurie de carburants, après les menaces d’une énième crise des déchets, d’une autre guerre civile, de l’interruption de l’internet, de la disparition des médicaments, on nous agite depuis un moment le chiffon rouge de la levée des subventions, dont celle sur le blé. Subventions, les maux du mois. Dans ces pages, j’apprends aussi que les autorités continueraient éventuellement (mais pas éternellement) de subventionner le blé qui sert à la préparation du rghif de pain libanais, mais pas celui qu’on emploie pour confectionner la man’ouché. On l’aura compris, la man’ouché sera désormais de l’ordre du superflu. « Le jour où cela se produira, la man’ouché coûtera au moins douze mille livres », a d’ailleurs prévenu la présentatrice du journal télévisé de 20h. J’ai eu froid dans le dos. Malgré son masque et sa tête baissée, j’ai vu, précise mais infinie, l’étendue de la fatigue du boulanger de mon quartier qui, « franchement », pour reprendre ses mots, « n’en peut plus. » « J’aurais honte de vendre mes galettes à ce prix-là. C’est un crime. Je ne ferai jamais ça à mes clients, ce sont les mêmes depuis 40 ans, ils sont ma famille et j’éteindrai mon four. » Il l’a dit en pliant une man’ouché cocktail, puis il s’est mis à pleurer.

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J’habite dans le souvenir d’une ville

Le même jour, dans mon téléphone, je reçois déjà une avalanche de blagues au sujet de cette levée des subventions. L’image photoshopée d’un couple coupant son gâteau de mariage, un empilement de manakiche dressées comme une pièce montée. Un tas de manakiche posées au pied d’un sapin de Noël, dans un emballage Chanel. Un boulanger devenu changeur et qui troque ses galettes contre des fresh dollars. Un maki de manakiche, prix oblige. Entre ceux qui préfèrent encore rire avant qu’on ne leur prenne même ça, et un homme tellement digne mais qui n’en peut plus de ne plus pouvoir, je ne sais pas ce qui me crève davantage le cœur.

Le four de mon quartier

C’est que par-delà la charge sentimentale d’une man’ouché, – celle de la récré de 10 heures, la ronde miniature de nos anniversaires d’enfants, les dentelées sur la place des villages ou en after – et puisque de toute façon les émotions nous sont désormais comptées comme une fantaisie, ces galettes de thym ou de fromage restent l’une des dernières sentinelles de notre tissu social atomisé. La boulangerie étant l’un de ces rares lieux qui continuent de réunir ceux que les fractures sociales ont achevé de désunir. Je pense au four de mon quartier, à ce père de famille que j’ai souvent croisé avant l’aube, quand il vient emporter le petit déjeuner de ses trois filles : « Comme d’habitude, une extra, une cocktail et une zaatar. » Je pense à ces corps de métier, des maîtres de chantier, des électriciens et des menuisiers qui, constellés de poussière et de peinture, viennent poser leurs soucis sur le comptoir de ce four, à l’heure du déjeuner. Je pense aux femmes de mon quartier qui s’y rendent tôt le matin, avant l’heure d’affluence, avec un bol de thym et d’huile sous le bras. Je pense aux chauffeurs de taxi, qui entre deux courses se retrouvent autour d’une man’ouché et discutent de la halé (la situation). Je pense aux petits mendiants pour qui la man’ouché est le seul coupe-faim. Je pense même aux gendarmes ou aux soldats de l’armée qui s’en sont enfilés des manakiche, alors que des citoyens lambda se chargeaient (à leur place) de rapiécer la ville, après le 4 août. En dépit de tout ce dont ils se sont vus privés, tous ces gens pouvaient encore pousser la porte de ce four sans avoir à baisser le front et se demander mille fois s’ils pourront, ou pas, régler la facture. Aujourd’hui, outre les agressions physiques et morales, ils sont assignés à un supplément d’humiliation qui consiste à se voir retirer l’un des derniers bonheurs qu’ils pouvaient encore s’offrir.

Après la révolution WhatsApp, une révolution man’ouché ?

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

On attendait la récré de 10 heures rien que pour ça ! Les yeux alourdis de sommeil, la faim nous faisant d’étranges bruits au creux de l’estomac, il suffisait que la cloche se déclenche pour que l’on sprinte vers le comptoir de la cafet’, sous le préau. Entassés là, qui sur la pointe des pieds, qui tendant un bras presque suppliant, qui farfouillant au fond de ses poches à...
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Ils s’attaquent à toutes nos coutumes ancestrales et détruisent tout notre patrimoine et on les faire.

Sissi zayyat

13 h 09, le 14 décembre 2020

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Commentaires (1)

  • Ils s’attaquent à toutes nos coutumes ancestrales et détruisent tout notre patrimoine et on les faire.

    Sissi zayyat

    13 h 09, le 14 décembre 2020

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