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Lifestyle - Photo-roman

J’habite dans le souvenir d’une ville

L’histoire qui se répète étrangement, alors qu’on évoque l’avant-4 août avec nostalgie, comme nos parents avant nous racontaient l’avant-13 avril 1975...

J’habite dans le souvenir d’une ville

La façade du cinéma Colisée, ou ce qui en reste. Photo G.K.

Dès l’enfance, mon grand-père maternel avait instauré pour moi un rituel que j’attendais de semaine en semaine. Tous les samedis après-midi, immanquablement, il m’emmenait voir « son » Beyrouth, à gharbiyeh plus précisément, sur le versant ouest d’une capitale autrefois coupée en deux par quinze ans d’une guerre civile sanglante et injustifiée. « Mon cœur est resté à Ras Beirut », avait-il l’habitude de me dire dès lors qu’on traversait le ring et qu’un sentiment étrange venait aussitôt lui étrangler la voix. Notre promenade commençait au pied de la tour Murr d’où il me pointait du doigt celle du Holiday Inn, l’adverse et l’ennemie, alors qu’il tentait de m’expliquer les combats de rue, les francs-tireurs, la guerre des hôtels et la ruse à laquelle il avait dû avoir recours pour faire fuir sa famille de leur quartier à feu et à sang. Pour moi qui suis né en 1990, sur les feux mal éteints de la guerre, le sang, la violence, la fuite, l’exil, les abris, la peur au ventre, tout cela me semblait une irréalité.

À ta droite l’Excelsior, à ta gauche le Saint-Georges

À chaque fois, il ne manquait pas de me raconter comment leur vie « s’est vue renversée du jour au lendemain » et comment, depuis ce mois d’avril 1975, Beyrouth telle qu’il l’avait connue n’a plus jamais été la même. Il en parlait comme d’un être cher qu’on a perdu, comme d’un amant qui a pris la fuite. Sans comprendre, et surtout sans avoir connu ce Beyrouth d’avant 1975 dont mon grand-père m’avait biberonné, j’ai grandi, comme d’ailleurs beaucoup de mes congénères, avec la nostalgie de cette époque qui me colle à l’épiderme et à l’âme. C’est qu’au fil des années, j’avais appris par cœur chacun des chapitres du film que mon grand-père faisait défiler à travers les fenêtres de la voiture. Je les regrettais presque. « À ta droite l’hôtel Excelsior, tu vois, l’immeuble en bleu délavé, et à ta gauche le Saint-Georges. On y passait nos réveillons, avec ta grand-mère, les hommes en cravate noire et les femmes en robes longues. »

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Il se souvenait de tout, et jusque dans le moindre détail. Les motifs de la mosaïque qui ornait le hall de l’immeuble de l’Union de Paris, rue Wardieh, où il avait installé son étude, le refrain d’Ho Capito Che Tiamo qui grésillait derrière le micro de Joe Diverio aux Caves du Roy, son premier film visionné au cinéma Colisée, rue Makdessi, les volutes du jasmin qui enveloppaient la montée Joumblatt, la saveur régressive du banana split au Horseshoe et celles des desserts de la pâtisserie Granita, la moquette vert bouteille du Pinacle, le restaurant tournant au sommet du Holiday Inn, l’odeur sucrée de la peau des sirènes en bikini parsemées autour de la piscine du Phoenicia, le rugissement que faisait sa Fiat 124 Spider et la couleur de la mer, « un bleu comme tu n’as jamais vu ». À chaque fois, c’est la même image que je cherchais : celle de l’avant. Derrière les façades rongées d’éclats d’obus, derrière ces abscons projets immobiliers qui ont avalé la mer, derrière cet urbanisme qui défie l’absurdité, comme on tenterait de deviner sous un dessin gribouillé une esquisse originelle, je cherchais cette ville qui « fut un temps ».

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Mais rien à faire. Même avec la plus grande acuité, le plus grand effort de discernement, il m’était impossible de relier ces deux Beyrouth ; si ce n’étaient les récits de mon grand-père et ces quelques clichés jaunis où mes grands-parents, ma mère, ma tante, leurs proches, fixaient l’objectif sans avoir la moindre idée des dommages qu’ils allaient subir. En grandissant, j’ai compris qu’à la force du poignet, mon grand-père avait eu la chance d’appartenir à une classe sociale favorisée mais que ce supposé Âge d’or dans lequel il baignait n’était en fait qu’une sorte de club privé qui excluait les moins privilégiés. La corruption ayant sans doute déjà fait son petit bout de chemin, les choses n’étaient donc pas aussi dorées que racontées. N’empêche que lorsque mon grand-père évoquait cette époque avec tristesse, ce n’était pas pour l’argent, la frime et la fête que la guerre a balayés, non, mais plutôt à cause de cette « joie de vivre qu’on a été obligés de désapprendre ». Plus tard aussi, en découvrant que l’épopée de mon grand-père n’était qu’une parmi tant d’autres de notre mémoire collective, en voyant cette même nostalgie monter chez quiconque prononce les mots Âge d’or ou Beyrouth d’avant-guerre, j’ai réalisé que notre ville est le souvenir d’une ville. Que j’habite dans le souvenir d’une ville dont il ne reste que la mémoire de nos parents et peut-être quelques images, témoins précis mais impuissants de cette époque. Aujourd’hui, en bavardant avec mes amis partis qui me demandent tous « comment ça se passe là-bas ? », je me prends à parler déjà d’une ville qui n’est plus. Et demain, à la génération qui suit, je raconterai mon quartier, une galerie explosée, un musée fermé, un immeuble effondré, un restaurant ruiné, un coin de rue oublié, et la couleur des jacarandas de la rue Gouraud « comme tu n’as jamais vu », et l’odeur du tabac et de la vodka rue d’Arménie, et combien on a dansé, et combien on a ri, et comme notre joie de vivre était sans limite…

Et même si c’était illusoire, et même si dans notre dos nos inénarrables dirigeants avait déjà commencé à paver notre chemin vers l’enfer, je leur raconterai les temps bénis d’avant le 4 août, avec la même nostalgie qui s’empare de mon grand-père à chaque fois qu’il me parle de l’avant-13 avril.

Dès l’enfance, mon grand-père maternel avait instauré pour moi un rituel que j’attendais de semaine en semaine. Tous les samedis après-midi, immanquablement, il m’emmenait voir « son » Beyrouth, à gharbiyeh plus précisément, sur le versant ouest d’une capitale autrefois coupée en deux par quinze ans d’une guerre civile sanglante et injustifiée. « Mon cœur est...

commentaires (4)

J'ai vécu tout ça , j'ai pleuré en lisant , je me souvients nous jeunes , j'habitais à Achrafieh , on descendait et on allait au Horse Shoe et c'est la qu' on rencontrait les amis. Le samedi soir c'était les Caves du Roy, adieu tout ca , le monde entier était jaloux du Liban jusqu'à la destruction

Eleni Caridopoulou

18 h 00, le 17 novembre 2020

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Commentaires (4)

  • J'ai vécu tout ça , j'ai pleuré en lisant , je me souvients nous jeunes , j'habitais à Achrafieh , on descendait et on allait au Horse Shoe et c'est la qu' on rencontrait les amis. Le samedi soir c'était les Caves du Roy, adieu tout ca , le monde entier était jaloux du Liban jusqu'à la destruction

    Eleni Caridopoulou

    18 h 00, le 17 novembre 2020

  • SVP,trop de négativisme ...essayons de voir le reste du beau Liban auj, en attendant que Beyrouth qu on répare d un terrorisme d Etats, revit. merci!

    Marie Claude

    18 h 19, le 16 novembre 2020

  • Très exact. Nous habitons dans le souvenir d'une ville et nous sommes les exilés d'une ville, d'un pays et d'une terre à tout jamais disparus ...

    marwan el khoury

    13 h 57, le 16 novembre 2020

  • En effet, nous pleurerons toujours notreLiban d'avant le 13 avril, ainsi que le bonheur, la légèreté et l'insouciance dans lesquels nous vivions!

    NAUFAL SORAYA

    07 h 34, le 16 novembre 2020

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