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Nos Lecteurs ont la Parole

Lettre à mon enfant

Je n’aurais pas voulu être père en 2020 et te dire que tu dois sacrifier ta jeunesse pour me protéger. L’ordre des choses veut que cela soit les parents qui protègent leurs enfants.

Je ne te connais pas encore, mais je sais que tu t’appelleras Samuel Georges, Jules Joud, Axelle Adèle ou Noha Michelle. Je ne te connais pas encore mais j’aimerais pouvoir te promettre que tu ne connaîtras pas ce que ton père a vécu quand il avait ton âge.

Quand tu me demanderas qui tu es, je ne sais pas s’il y aura encore un Liban pour te dire que tu es libanais, ou bien cela ne serait plus qu’un mythe, et la nouvelle cause d’un peuple sans pays. Quand je te dirai que tu es français, et que tu es européen, que cela signifie vivre et être né dans le pays qui s’appelle la France, qui appartient à un grand groupe de pays qui s’appelle l’Europe, qui travaillent ensemble, je ne sais pas ce que signifiera être français, je ne sais pas s’il y aura encore un vivre-ensemble normal. J’aimerais te le promettre mais je ne peux pas.

Je ne te connais pas encore ; peut-être la seule chose que je sais est que tu seras mon enfant. Avec ton second papa, on espère te transmettre le goût de la lecture, celui de la musique et du théâtre, celui des langues et de la philosophie. Tu seras toujours libre de faire tes choix, dans la mesure où il y aura encore de la liberté, mais voilà ce que j’espère que nous puissions te transmettre. Tu verras que l’art et la beauté supposent une certaine sensibilité, et tu comprendras mon indignation au moment même où je t’écris, mais j’espère que toi, tu ne vivras pas dans un monde où, pour préserver la vie clinique d’une minorité menacée, on transforme la vie de la plus grande majorité en une simple existence végétative.

J’espère que tu ne seras pas dans cette situation où des jeunes ne pensent plus à avoir des enfants parce qu’ils ne sont même pas assurés d’avoir de quoi subvenir à leurs propres besoins, le mois suivant, l’année suivante, la décennie suivante. Je ne te connais pas encore mais je pense souvent à ce que j’aurais pu te dire en ce moment. Peut-être aurais-tu été très jeune, alors je me serais battu pour que tes premières années ne commencent pas dans un climat de peur générale, pour que les personnes qui prennent soin de toi toute la journée ne soient pas masquées, pour que tu n’aies pas peur des sourires et des postillons des rires. Si tu étais un peu plus vieux, je ne sais pas ce que j’aurais pu faire de plus. La seule chose que je peux essayer de te promettre est de toujours t’offrir une certaine sécurité affective, même si j’espère qu’il ne se représentera jamais une telle catastrophe pour la démocratie et la liberté, et que tu n’auras jamais à connaître la morosité et la colère que l’on peut ressentir quand une minorité d’imbéciles croient pouvoir te dire, alors qu’ils ne te connaissent même pas, ce que tu dois faire et dire, ce que tu dois penser, et ce qui est vrai ou faux. Je te promets de tout faire pour que ton sens critique soit plus fort que ces arracheurs de dents. Je ne te connais pas encore mais je pense souvent, tout simplement, à toi. J’imagine la maison dans laquelle je voudrais te voir grandir. J’espère la vie que je voudrais que tu puisses avoir. Je prie pour que tout aille bien, le jour où tu seras là. J’espère enfin que cette lettre ne signifiera jamais rien pour toi, parce que l’oubli doit recouvrir cette année de honte qui se termine.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Je n’aurais pas voulu être père en 2020 et te dire que tu dois sacrifier ta jeunesse pour me protéger. L’ordre des choses veut que cela soit les parents qui protègent leurs enfants.Je ne te connais pas encore, mais je sais que tu t’appelleras Samuel Georges, Jules Joud, Axelle Adèle ou Noha Michelle. Je ne te connais pas encore mais j’aimerais pouvoir te promettre que tu...

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