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Société - Éclairage

L’Université libanaise, miroir d’un pays en crise

En ces temps de disette, l’institution s’attend à voir grossir ses rangs de quelque 5 000 étudiants supplémentaires.

L’Université libanaise, miroir d’un pays en crise

L’Université libanaise de Hadeth, un campus digne de ce nom, mais miné par les influences politico-confessionnelles. Photo UL

À l’Université libanaise où l’austérité est de mise, le rationnement drastique est pesant. Même « les copies d’examen » sont délivrées au compte-gouttes. Les étudiants sont priés « de ne pas trop écrire », « d’utiliser les feuilles recto-verso ». Et en guise de feuilles d’examen, on leur « distribue parfois des fiches d’état civil » au dos desquelles ils rédigent leurs épreuves. Pas question dans ce cadre pour Georges* d’obtenir sa carte d’étudiant. « Je n’en ai jamais eu », regrette-t-il. De l’avis de ses camarades, l’Université libanaise manque de tout : infrastructure, équipements, financement.

« Avant le Covid-19, pour être sûr d’avoir une place en cours de biologie notamment, il fallait la réserver dès 5h30 du matin, raconte le jeune homme. En pleine pandémie, l’accès à l’enseignement à distance constitue le nouveau défi. »La réforme de l’UL, cela fait des décennies qu’on en parle. Et des décennies que rien ne change. Les étudiants continuent de subir la mauvaise infrastructure, le manque d’équipements, le financement insuffisant, les programmes obsolètes. Ils doivent faire avec la corruption, les scandales et le piston, cohabiter avec la mainmise politico-confessionnelle et les dérives du clientélisme. L’UL est pourtant la seule université publique du pays, et donc la seule gratuite, mis à part des frais d’inscription dérisoires, de 300 000 LL à 900 000 LL par an, selon le degré et le statut. Ce qui en fait la plus importante en nombre d’étudiants. Et de loin. En ces temps de disette pour le pays, l’institution, qui comptait 81 000 étudiants durant l’année 2019-2020, s’attend à voir grossir ses rangs de plus de 5 000 autres. Des chiffres fournis à L’Orient-Le Jour par le recteur Fouad Ayoub, mais qui demeurent une estimation, dans l’attente de l’expiration du délai de paiement des frais d’inscription le 31 décembr. « La moitié des quarante mille bacheliers diplômés chaque année se dirige vers l’Université libanaise. L’autre moitié se partage entre les universités privées, les études à l’étranger et le monde professionnel », précise-t-il.

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La question qui se pose en ce premier semestre n’est pas tant l’aptitude de l’institution publique à englober un surplus massif d’étudiants que sa capacité à entreprendre une restructuration en profondeur pour assurer un enseignement supérieur à la mesure des défis du XXIe siècle. Et qui plus est, en temps de Covid-19. Même si le manque de places est parfois un réel problème.

Gaspillage des deniers publics

Samir*, lui, décrit l’état déplorable des bâtiments, les équipements rongés par l’humidité ou par les rats, les laboratoires sans matériel, les facultés aménagées dans des locaux inadéquats loués à des hommes politiques dans des immeubles résidentiels où s’invitent des odeurs de friture. « Et dire que des sommes astronomiques ont été dépensées pour de soi-disant travaux de réaménagement », gronde-t-il, évoquant le gaspillage des deniers publics et les contrats juteux au bénéfice de gens proches du pouvoir. Un gaspillage auquel le recteur de l’UL assure désormais faire la chasse avec, en point d’orgue, la réduction du déficit de 98 milliards de LL qui plombait le budget de l’université en 2016. « Depuis ma prise de fonctions début 2017 (pour un mandat de cinq ans non renouvelables), nous avons adopté un plan quinquennal d’austérité et nous nous sommes tellement serré la ceinture, administration, enseignants et étudiants, que le déficit a été comblé en octobre 2019, deux jours avant le soulèvement populaire », se félicite Fouad Ayoub.

Avec le mouvement de contestation populaire du 17 octobre 2019 qui a vu une partie de la jeunesse libanaise dénoncer les abus de la classe dirigeante, les langues se sont déliées. A émergé le Bloc des étudiants de l’Université libanaise, qui montre du doigt les dérives du clientélisme politique et la mainmise des partis au pouvoir sur l’institution. « Tous les campus sont sous la coupe des partis politiques, accuse l’étudiant précité, membre du rassemblement. À Hadeth, règne le tandem chiite Amal-Hezbollah, à Fanar le CPL, à Achrafieh les Forces libanaises, dans les fiefs sunnites le courant du Futur, etc. Chacun mange au râtelier. » Parallèlement, le recteur a publié une circulaire interdisant de nuire à la réputation de l’université, sous peine de sanctions. La colère de certains étudiants inquiets pour la liberté d’expression s’est aussitôt manifestée. Une réalité qui a donné naissance à l’une des revendications majeures du mouvement, « la nécessité pour l’UL de retrouver l’indépendance politique qui faisait la réputation de l’université publique avant la guerre ».

Les étudiants ne tarissent pas de critiques. À l’égard aussi de la politique d’embauche des professeurs, recrutés non pas pour leurs compétences, mais pour leur affiliation politique et pour des considérations électorales. « Des professeurs qui donnent les cours de comptabilité ou de statistiques en arabe, on ne le voit qu’à l’UL », ironise Issam. Le bachelier qui poursuit ses études au campus de Hadeth va plus loin. « Dans mon campus, tout est interdit : la musique, les festivals », gronde-t-il, en référence aux restrictions sociales drastiques imposées par le tandem chiite Hezbollah-Amal. « Même les chansons de notre fierté nationale, Feyrouz, sont prohibées », accuse-t-il. Dans cet état des lieux, l’étudiant ne se fait aucune illusion sur ses « droits ». Il a d’ailleurs « fait l’impossible » pour avoir un autre choix que l’UL. « Je n’ai malheureusement pas les moyens de payer les frais et n’ai pas réussi à obtenir de bourse d’études dans l’université privée de mon choix », déplore-t-il.

Gouvernance et climat universitaire

C’est dire « le manque de confiance » dans l’université comme dans l’école publiques, reconnaissent enseignants et chercheurs. « Beaucoup d’étudiants ont peur de l’UL, de son niveau d’études, de ses lacunes en langues étrangères, de ses grèves et de ses remous, constate une ancienne doyenne à la retraite, Thérèse Hachem. Ils préfèrent les universités privées qui leur accordent bourses et aides sociales ». « Le manque de confiance n’est pas une question de qualité, mais de gouvernance et de climat universitaire », renchérit le professeur Adnane el-Amine, professeur à l’UL et chercheur en éducation. Il faut dire que « certaines filières sont des pôles d’excellence reconnus à l’international, comme le génie, les sciences, l’informatique, la médecine… ». Une réalité que nul ne peut nier. Sauf que l’excellence académique est « mise en danger » par l’intervention des partis politiques et la pratique du piston. « C’est à tous les niveaux que se pratique l’intervention politique, depuis la présidence de l’UL jusqu’au plus petit fonctionnaire, en passant par les étudiants », constate Saïd Issa, expert en matière de lutte contre la corruption et de gouvernance. Et cette réalité se traduit par « l’absence du Conseil de l’université censé prendre les décisions stratégiques, des embauches et des transferts ordonnés par les partis politiques, les nominations par intérim des doyens pour limiter leurs prérogatives, le gel des élections estudiantines depuis 2008, les autorisations discriminatoires aux thèses de doctorat »… La liste est longue. « L’université publique est à l’image du paysage politique actuel », résume l’expert. Et dans le climat ambiant, « c’est inquiétant », dit-il.

Un développement anarchique

Inquiétant parce que la crise financière qui sévit exacerbe les problèmes endémiques de l’UL. Et qu’avec un budget qui diminue comme peau de chagrin à mesure que la livre décroche, toute réforme, si elle n’est pas structurelle, risque de n’être qu’illusion. « Depuis la dévalorisation de la livre libanaise, le budget annuel de l’UL, initialement de 250 millions de dollars par an, ne vaut plus que l’équivalent de 42 millions de dollars, en dollars bancaires (lollars) plus précisément », déplore Fouad Ayoub, qui espère que les tests PCR réalisés par la faculté des sciences permettront d’assurer des rentrées financières conséquentes.

Outre les sacro-saintes influences politico-confessionnelles, il est important « de réviser les conditions d’embauche des professeurs et leurs salaires dérisoires depuis l’effondrement de la monnaie nationale, de repenser les cursus universitaires et les méthodes d’enseignement, de réhabiliter les bâtiments et d’assurer les équipements nécessaires », énumère Saïd Issa. « Il est urgent d’adopter une vision stratégique liée aux défis académiques, humains et logistiques », ajoute Thérèse Hachem, estimant que « l’université s’est développée de manière anarchique ».

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En cette période de pandémie, de nouveaux défis s’ajoutent aussi, « comme celui d’organiser les cours à distance pour 400 étudiants à la fois », alors que 25 % des étudiants n’ont pas de quoi se connecter, observe la coordonnatrice du Bureau des relations internationales de l’UL, Zeinab Saad. Il est de plus indispensable de développer des filières liées aux nouvelles technologies. « Nous manquons malheureusement de budget », relève Youssef Malak, spécialiste en technologie de l’éducation à l’UL. Car il faut payer les nouveaux professeurs. Il faut aussi prendre en considération les salaires qui fondent comme neige au soleil. « Le salaire mensuel d’un professeur était équivalent avant l’effondrement de la monnaie nationale à quelque 4 000 dollars », note-t-il. À 54 ans, ce professeur qui a encore dix années d’enseignement devant lui cherche à se faire embaucher ailleurs. « Mon salaire payé en LL ne vaut plus rien aujourd’hui », se désole-t-il.

Alors, si l’UL ne veut pas s’effondrer, « c’est une refonte en profondeur qu’elle doit engager de toute urgence », martèle Saïd Issa. Et cette refonte doit impérativement « passer par une volonté politique d’accorder à l’institution l’indépendance nécessaire ». « Autrement, les mesures ne seront que de simples retouches cosmétiques, malgré toutes les bonnes volontés du monde », insiste l’expert qui fait part de son profond scepticisme. « Un conseil, des professeurs et des étudiants indépendants, cela constituerait une force non négligeable de quelque 100 000 personnes. Une force que les partis politiques traditionnels n’ont aucune envie de voir se développer », conclut-il.

Quelques réformes, mais point d’indépendance

À ces nombreuses critiques, le recteur de l’UL oppose une liste de réalisations. « Depuis 2017, je n’ai cessé de réformer l’université publique », martèle-t-il. Sa force ? « Avoir identifié les faiblesses et les atouts de l’institution. » Fouad Ayoub bénéficie pour ce faire « du soutien d’un clan réformateur » soucieux de redorer le blason de l’UL, quelque peu « écorché par les réseaux sociaux ». Si sa « réforme la plus importante est liée à la chasse au déficit, qui plus est en temps de crise », il s’attelle aussi à divers chantiers tout aussi importants. Pour « davantage de transparence » dans les appels d’offres, il a « créé un comité de 14 personnes présidé par une personne irréprochable ». Il a de plus « unifié les critères de recherche » et s’est penché sur « la réforme des programmes ». « Un chantier de trois ans », précise-t-il, notant que le Covid-19 a été l’occasion de comprimer les programmes, de modifier la façon d’enseigner. « L’étudiant doit avoir davantage d’espace et de liberté pour ses recherches personnelles », estime-t-il dans ce cadre. Fouad Ayoub annonce par ailleurs avoir « stoppé les embauches d’enseignants », sauf dans les filières à besoins, comme les sciences, le génie ou l’informatique. Il relève enfin « les efforts déployés pour la construction et l’aménagement de nouveaux campus », à Tripoli où le Mont-Michel est opérationnel, à Zahlé où un projet est en cours avec le soutien de l’Agence française du développement.

Il n’en reste pas moins que l’UL est toujours sans Conseil de l’université depuis 2018 et que sans la formation de cette instance indépendante du pouvoir politique (constituée du recteur et de 37 doyens), l’institution ne peut prétendre se réformer. Montré du doigt sur la question, accusé de faire la politique du tandem chiite Amal-Hezbollah, car il est seul maître à bord, le recteur rétorque : « Je suis certes proche de Nabih Berry (président du Parlement et chef du mouvement chiite Amal), mais je ne suis pas partisan. » « Quant aux interventions partisanes que l’on constate dans le campus de Hadeth, elles sont palpables dans tous les campus », indique-t-il. Et sur le Conseil de l’université, Fouad Ayoub observe qu’il ne lui revient pas de le nommer, mais au gouvernement de désigner les doyens qui siégeront au Conseil. « Cette injustice à mon égard vient s’ajouter aux accusations des étudiants en temps de Covid-19, lorsque j’ai décidé de faire passer les examens en présentiel dans le respect des mesures sanitaires », regrette le recteur, qui rappelle qu’au Liban, il n’est toujours pas possible d’organiser des examens à distance. Sans compter qu’ « aucune atteinte au Covid-19 n’a été enregistrée au sein de l’université ».

* Les prénoms ont été modifiés

Le Futur, grand gagnant des élections des professeurs à plein temps de l’UL

Le courant du Futur est arrivé en tête des gagnants lors des élections des délégués de la Ligue des professeurs à plein temps de l’Université libanaise qui a eu lieu jeudi. Le bloc du Futur a obtenu 41 délégués sur un total de 155, marquant une nette avancée par rapport aux élections de 2018. Le courant dépasse ainsi toutes les autres forces politiques ainsi que les indépendants qui ont participé à ce scrutin.

En réaction à ces résultats, Mohammad Smaïli, président du bureau universitaire au sein du courant du Futur, a assuré que « le parti collaborera avec toutes les autres forces politiques, ainsi qu’avec les indépendants, afin de dynamiser le travail syndical et de défendre les droits matériels et moraux des professeurs de l’UL ».

À l’Université libanaise où l’austérité est de mise, le rationnement drastique est pesant. Même « les copies d’examen » sont délivrées au compte-gouttes. Les étudiants sont priés « de ne pas trop écrire », « d’utiliser les feuilles recto-verso ». Et en guise de feuilles d’examen, on leur « distribue parfois des fiches d’état...

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