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Première patrie

J’aimais les bottins. On appelait ainsi les grands livres noirs frappés d’or qui contenaient les noms et numéros de téléphone de tous les abonnés de la ville, soit la majorité de ses habitants. Apporte le bottin, pose le bottin, cherche dans le bottin… quand il ne passait pas de main en main, le bottin attendait la prochaine consultation sur la console de l’entrée, à côté du lourd téléphone en bakélite. À l’âge où la maîtrise de la lecture ressemble à un pouvoir magique qui vous pousse à déchiffrer tout ce qui vous passe sous les yeux, ce volume utilitaire élimé par l’usage m’attirait davantage que les livres illustrés dont les images ne ressemblaient pas à mon idée des personnages qui les traversaient. Le bottin contenait de vraies personnes que j’imaginais trottinant entre les pages avec de petites bottines. Chacune avait son histoire, sa solitude, sa famille, ses amis, sa petite lumière, le soir, derrière les volets quand il faisait froid, son linge étendu sur une véranda et ses tapis au soleil, ses grands ménages saisonniers, ses branle-bas des fêtes. Sans doute avaient-ils eux aussi des enfants qui attendaient l’autocar au petit matin pour aller à l’école. Sans doute, comme nous, certains jours d’été, habillés de couleurs et de toiles légères, suppliaient-ils – de grandes serviettes dans leur panier – qu’on les emmène à la plage.

Leurs noms qui s’égrenaient par ordre alphabétique renvoyaient à des métiers, à des lieux d’origine cristallisés dans une identité mouvante, comme pour ne pas oublier d’où l’on vient. Peu d’habitants de Beyrouth sont originaires de Beyrouth. J’aimais lire notre nom dans cette multitude, comme une certitude d’exister, de compter comme comptent les autres, d’appartenir à cette diversité qui me semblait bienveillante, à toutes ces voix à portée de cadran que je m’imaginais pouvoir appeler au hasard, juste pour entendre leur résonance, m’assurer de leur réalité. Ma patrie était là, presque tout entière, dans cet abécédaire qui valait dictionnaire, et mon nom entre ces pages disait mon appartenance. La littérature muette du grand livre noir m’était un roman d’amour. Si les bottins existaient encore, il y manquerait aujourd’hui tant de noms partis sans bruit avec leurs petites bottines, éparpillés par les guerres et les crises, transplantés ailleurs ou savourant une forme de paix dans le silence d’un cimetière.

La génération du bottin n’était pas destinée à servir les discours de haine. C’était une génération tranquille et laborieuse, ouverte au monde et à la culture, qui valorisait l’instruction, aspirait au progrès, frémissait en écoutant l’hymne national et vénérait la substance de cette terre. Certes, la guerre est passée par là, instrumentalisant les identités, mitant le tissu social. Après les armes vint l’argent, cet outil du néant. Nous avons vu les lieux qui nous réunissaient disparaître, le littoral privatisé de force, et nous n’avons rien dit, presque contents que des choses se construisent après tant d’années de destructions. Nous avons vu les pôles du pouvoir se vautrer dans des fêtes extravagantes et nous n’avons pas posé de questions, tout en sachant que ces excès qui choquaient le monde étaient payés sur notre dos, nous autres bêtes. Mais nous étions contents de voir la fête remplacer d’autrement sanglantes saturnales. Nous avons vu nos montagnes rongées, nos côtes ravagées, nous n’avons protesté que du bout des lèvres, comme s’il ne s’agissait que d’un moindre mal tant que les monstres, repus, se détournaient de nous. On nous a convaincus qu’une part de la beauté de Beyrouth était faite de ses malheurs. La vérité est que la révolution du 17 octobre est arrivée trop tard pour déraciner tant de mal. Le mot corruption s’est vidé de son sens à force d’usure, et les monstres n’ont clairement aucune envie de réorganiser un chaos qui leur a été si profitable, et nous avons trop longtemps fermé les yeux.

Aujourd’hui, malgré l’appauvrissement spectaculaire qui nous frappe, malgré l’explosion qui nous a dévastés, malgré la vie qui s’amenuise, piégée dans une permanente inquiétude, nous croyons encore que ce pays aimé jusqu’à la haine mérite d’exister. Que ceux qui arrivent ne nous tiennent pas rigueur de nos létales faiblesses, nous étions épuisés. Que ceux qu’aucun livre n’enferme prennent ce flambeau, recréent, redéfinissent l’identité nationale. Il leur appartient de le faire. Les monstres ne sont pas éternels, mais il faut les empêcher de se reproduire.

J’aimais les bottins. On appelait ainsi les grands livres noirs frappés d’or qui contenaient les noms et numéros de téléphone de tous les abonnés de la ville, soit la majorité de ses habitants. Apporte le bottin, pose le bottin, cherche dans le bottin… quand il ne passait pas de main en main, le bottin attendait la prochaine consultation sur la console de l’entrée, à côté du...

commentaires (6)

Très beau texte : l'annuaire était aussi chaleureux que nos téléphones noirs à roue que nos enfants ne voient plus que dans les vieux films!. aujourd'hui tout se numérise et se déshumanise. Vos écrits me rappellent mon paradis perdu!

Politiquement incorrect(e)

19 h 28, le 07 décembre 2020

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Commentaires (6)

  • Très beau texte : l'annuaire était aussi chaleureux que nos téléphones noirs à roue que nos enfants ne voient plus que dans les vieux films!. aujourd'hui tout se numérise et se déshumanise. Vos écrits me rappellent mon paradis perdu!

    Politiquement incorrect(e)

    19 h 28, le 07 décembre 2020

  • Madame, Je suis parmi les plus fidèles lecteurs de vos articles, quel bonheur de vous lire, à chaque fois vous nous emmenez dans la mémoire du Liban, du temps de sa Grandeur de son savoir-vivre de son hospitalité et de sa générosité. D’un simple bottin éphémère et désuet, vous en avez fait un livre d’histoire de souvenirs j’ai failli dire d’amour, ce Beau-Thym nous a redonné le gout du zaatar arrosé de notre fabuleuse huile d’olive qui nous fait remontée à nos origines. Retrouver le nom d’un parent, ami, camarade, voisin, fut à chaque fois un bonheur, et avec des mots simples, vous décrivez parfaitement la joie de tout un chacun qui au hasard de la vie a perdu de vue des gens qu’il a aimés ou appréciés et, qui a pu les retrouver grace à ce gros livre délaissé souvent mis de coté sans un regard et sans égard. Merci Madame de nous donner du baume au cœur en nous replongeant délicatement et surement dans notre passé.

    Le Point du Jour.

    18 h 41, le 03 décembre 2020

  • Quelle beau texte!!!! Fifi, tu es toi-même “une certitude” que cette belle société, afluente et cultivée a bel-et-bien existé! Merci de nous la rappeler malgré le fait que lorsqu’on revient à la réalité, après avoir savouré une, deux ou même trois fois, ce texte merveilleux, on se rend compte que nous avons perdu bien plus qu'un pays, notre âme.

    Fady Abou Hanna

    15 h 24, le 03 décembre 2020

  • Bien sûr : ""Peu d’habitants de Beyrouth sont originaires de Beyrouth."" Je ne cesse de répéter la déclaration d’un écrivain (Elias K.) lors d’une conférence à laquelle j’assistais. Beyrouthin lui-même, (Beyrouthin, le mot est désormais dans le dico) il a surpris son auditoire, et moi-même, que Beyrouth est une ville de réfugiés. Qui sont les authentiques habitants d’une ville témoin de toutes les guerres s’ils ne viennent de quelque part, et pas besoin de remonter au déluge. Où sont actuellement les limites de la capitale quand elle s’étend au-delà de ses frontières qu’on a connu au début de la guerre.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    14 h 27, le 03 décembre 2020

  • ""Que ceux qu’aucun livre n’enferme prennent ce flambeau, recréent, redéfinissent l’identité nationale. Il leur appartient de le faire. Les monstres ne sont pas éternels, mais il faut les empêcher de se reproduire"". C’est très lourd de fardeau aux générations suivantes, et s’ils constatent l’échec, comment peuvent-ils réussir là où depuis des décennies des monstres sont aux affaires de ce pays. Ils auront à redresser le pays, mais n’auront pas la pénurie de montres par filiation. Notre identité impossible à définir ? Mais elle est inscrite dans son triste destin. Je suis très pessimiste.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    14 h 15, le 03 décembre 2020

  • Pour empêcher la reproduction des monstres il n’y a qu’un remède, les anéantir. Ce qui s’est passé à l’USJ jadis Kiev de lumière et de savoir lors des votations prouvent que certains citoyens continuent à se bander les yeux et les oreilles en agitant leurs slogans de vendus pour appuyer les vendus inconscients du mal qu’ils continuent de perpétuer à la nation et à leurs compatriotes. Ôtez donc vos bandeaux et ouvrez bien les yeux et les oreilles et allez grossir les rangs des patriotes qui veulent vous sauver et sauver notre pays de tous ces nuisibles qui nous tuent a petit feu. Il y va aussi de votre vie ainsi que de celles de vos familles et proches. Notre Liban se meurt et il compte sur vous pour le ressusciter. N’est ce pas vrai que la jeunesse est le pilier d’une nation?

    Sissi zayyat

    13 h 47, le 03 décembre 2020

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