Dix-sept heures et déjà la nuit tombe. Les essuie-glaces vont et viennent avec un bruit de porte ni ouverte ni fermée. Tiens, il pleut. Quelque chose qui ressemble à une éclaboussure qui s’efface et revient. Crachin. Même le ciel s’y met. À gauche se détache la sombre silhouette des silos éventrés. Autour de soi, des visages fermés, perdus dans des calculs impossibles, des problèmes insolubles, des rêves qui ne tiennent pas la route. Dans la circulation poussive, derrière les pare-brise embués, la lassitude est tangible. Une lassitude inhabituelle, sans colère, sans impatience, sans klaxons. Nul ne semble pressé de rentrer. Au bout de la cohorte lente, c’est sans doute un barrage de police qui étrangle le flux pour contrôler les immatriculations. Pair, impair, qu’importe. Il n’y a rien à gagner, rien à perdre à ce jeu absurde. Juste une case à cocher au réveil, chaque matin. On est tel jour, il est telle heure, aujourd’hui je peux rouler, ou pas. Et tout à coup le cœur qui s’emballe : où ? mais où suis-je, dans quel film et depuis combien de temps ?
C’est tous les jours pareil. Cette incrédulité dès qu’on ouvre les yeux. Cette peur de sortir et de ne pas retrouver ses repères, croiser quelqu’un et voir dans son regard le reflet de sa propre inquiétude, poser une question et deviner derrière le masque sanitaire la tristesse d’un sourire. De temps en temps on se contraint à écouter les nouvelles, des fois qu’il s’en trouverait une bonne par accident. On le sait, que notre crise économique est éminemment politique, on sait que c’est avant tout une crise de confiance. Qui, d’ailleurs, ferait confiance à une telle brochette de malfaisants, qu’ils le soient par action ou par omission ? En ont-ils mis de l’énergie, en ont-ils déployé de talents pour nous mener au point où nous en sommes. En a-t-il fallu de haine et de négligence, d’âpreté et de fatuité pour transformer un pays qui fut beau en un tel cloaque; pour ôter à une génération entière tout espoir d’avenir ! Qui plus est, en a-t-il fallu d’entregent pour nous attirer l’indifférence absolue, sinon le mépris du reste du monde.
Aujourd’hui nous en sommes là, eux toujours en place, usés de la manière la plus spectaculaire dont puisse user le pouvoir, agrippés aux accoudoirs, négociant avec le temps, rusant avec la vérité mais ne leurrant personne. Leurs propres affidés ne les croient plus, même s’ils essaient encore de se convaincre en cherchant loin dans leur mémoire les raisons qui les avaient poussés à les aduler. Tant de raisons qui n’auraient jamais eu lieu d’être, si l’intérêt premier de ce pays avait été mis en avant. La peur de l’autre, chrétien, chiite, sunnite, les alliances avec les uns pour mieux exclure les autres, toujours cet esprit de clique, ce « nous » étroit, cette arrogance si facile à abuser ; les crimes anciens, les massacres réciproques, les trahisons, les réconciliations mal embouchées… Quand en finirons-nous avec l’héritage de la guerre qu’ils sont les derniers à incarner ?
Pendant ce temps, épuisé par la pandémie, le monde change à toute vitesse et ramasse, aussi loin des conflits que possible, ce qu’il lui reste d’économies valides pour mieux envisager la relance. Pendant ce temps, les Palestiniens, victimes des rhétoriques bravaches et de la corruption de leurs propres gouvernants tout autant que de l’agressivité israélienne, se voient violemment débarqués de l’histoire en marche. Les pays du CCG, dont les populations comptent parmi les plus jeunes du monde, ne trouvent plus de sens à cette guerre ancienne et lointaine, qui limite leurs ambitions et leur impose un cloisonnement à leurs yeux absurde. Des valeurs se perdent, d’autres se font jour, une nouvelle ère commence. Le Liban, lui aussi, par la faute d’une classe politique limitée, inadaptée et archaïque, se retrouve à son tour relégué dans le bas-fond des nations. Il lui reste le phénoménal potentiel de sa population vive et inventive. Il lui reste ce rêve, qui n’est pas impossible, d’un après qui ressemble à l’élan dans lequel il a été conçu : indépendant, avec tout ce que ce mot peut dire. Dépassionné enfin.
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Ils ont toujours compté sur la résilience du peuple pour augmenter toujours plus leurs doses d’injustice et de sanctions sachant que le libanais trouvera toujours un plan B pour ressusciter. Maintenant ça n’est plus de résilience mais de résistance qu’il faut faire preuve pour nous sortir de cette situation on ne peut plus compliquée car les yeux du monde sont braqués sur ce peuple libanais qui certes est anéanti par des années de guerre et de crimes de tout genre par ses propres politiciens mais vivant quand même. Alors tant qu’on vit on ne peut pas ne pas se défendre et ce jusqu’au dernier souffle si on veut que nos enfants et petits enfants aient une nation et un pays libre pour y vivre. Le prix sera des vies sacrifiées mais le résultat serait un pays et des vies sauvées pour l’éternité. Le désintérêt de tous les pays vient de notre laxisme incompréhensible pour les peuples du monde.
Sissi zayyat
12 h 33, le 26 novembre 2020