« Pas de marche arrière dans la lutte contre la corruption » pourrait être le grand titre du discours prononcé, le 21 novembre, par le chef de l’État à l’occasion du 77e anniversaire de l’Indépendance, qui n’a été marqué cette année par aucun défilé militaire. Cette lutte, a-t-il insisté, est « inégale ». De fait, au vu du ton du discours adopté par le président, ce combat semble dépasser les capacités de l’appareil d’État, pour ne rien dire des prérogatives du chef de l’État.
« Je le dis en toute clarté, a déclaré M. Aoun dans son message préenregistré, je ne reculerai pas ni ne m’écarterai de ma lutte contre la corruption enracinée dans nos institutions, bien que ce soit une bataille inégale face à un système interconnecté qui tient les rênes de la décision financière depuis des décennies. » Le chef de l’État est aux deux tiers de son mandat qui expire le 31 octobre 2022.
Candeur ? Réalisme ? Dressant un tableau très sombre de l’état du pays, ce qui n’est nouveau pour personne, Michel Aoun a estimé que le Liban est aujourd’hui « pris en otage par la corruption à tous les niveaux », politique, financier, administratif et judiciaire. Dénonçant la corruption du système judiciaire au Liban, M. Aoun a même touché à ce sujet sensible en précisant : « Notre pays est prisonnier d’un système judiciaire, lui-même asservi par la politique et dominé par les personnes influentes. »
Pour lutter contre la corruption, M. Aoun s’est fixé deux priorités : l’enquête sur la double explosion monstre du port de Beyrouth, le 4 août dernier, et l’audit juricomptable de la Banque centrale.
« Il est évident que l’enquête (sur la double explosion du port) doit couvrir tous les aspects de la catastrophe et ne pas se limiter aux responsabilités administratives », a-t-il insisté au sujet de l’enquête locale sur l’explosion du 4 août, qui n’a abouti qu’à une série d’arrestations – contestées – de responsables administratifs qui n’ont toujours pas été inculpés et dont les supérieurs hiérarchiques, parmi lesquels figurent des ministres, ont été interrogés comme témoins sans être inquiétés.
Des déclarations qui interviennent alors que les Libanais attendent depuis des mois de voir enfin déboucher sur du concret l’enquête sur le port confiée au juge Fadi Sawan dans le cadre d’une instruction de Cour de justice et dont les conclusions traînent depuis août dernier. Le député Alain Aoun (CPL), relancé par L’OLJ, confirme que le président de la République souhaite que les responsables politiques (et non plus seulement administratifs) de ce qu’on peut tenir pour le résultat d’une « négligence criminelle » ou d’« un manquement grave au devoir de la fonction », se retrouvent derrière les barreaux, même s’il s’agit de ministres. La responsabilité des ministres des Travaux publics des gouvernements qui se sont succédé depuis début 2014, date d’arrivée et du stockage de la matière explosive au port, semble donc engagée aux yeux du président Aoun, dans une catastrophe qui a fait plus de 200 morts et des milliers de blessés, et a ravagé des centaines de milliers de logements.
Le président n’oublie pas, en outre, que l’explosion pourrait être d’origine criminelle, et là aussi, si les faits sont établis, souhaite que les responsabilités des organismes sécuritaires chargés de la protection du port soient pointées, a ajouté en substance M. Aoun.
L’audit juricomptable
Par ailleurs, le chef de l’État est revenu dans son discours sur la décision, annoncée à la fin de la semaine dernière, du cabinet Alvarez & Marsal de renoncer à l’audit juricomptable des comptes de la Banque du Liban en raison du manque de coopération de son gouverneur qui a invoqué à ce sujet la nécessité de respecter le secret bancaire des comptes de l’État. « Je n’abandonnerai pas le contrôle financier et pénal, quels que soient les obstacles, et je prendrai les mesures nécessaires pour qu’il puisse reprendre son cours », a promis le président Aoun.
Le député Alain Aoun fait remarquer que le chef de l’État a consacré plus de temps à l’audit juricomptable de la Banque du Liban qu’à la double explosion du port. C’est en effectuant cet audit, au coeur de plusieurs bras de fer politiques, que l’on identifiera les éventuels mécanismes illégaux ou aventureux qui ont conduit à l’effondrement financier et dont les responsables pourraient être redevables pénalement, estiment le parlementaire comme de nombreux experts.
Le député Ibrahim Kanaan, président de la commission des Finances, rappelle de son côté qu’à la demande expresse du chef de l’État, qui lui en a envoyé une ébauche, il a présenté le 19 octobre un projet de loi « pour la levée non seulement du secret bancaire, mais aussi du secret professionnel », une mesure qui toucherait toutes les institutions, y compris la BDL. « J’ai formulé ce projet de loi en réponse à un désir du chef de l’État de couper court à toute tentative de bloquer ce processus d’audit », affirme M. Kanaan. « Du reste, ajoute le parlementaire, l’audit des comptes de la BDL doit, dans l’esprit du président, être suivi d’un audit des comptes des différents ministères, caisses et offices mixtes. » M. Kanaan n’exclut pas que le chef de l’État adresse bientôt au Parlement un message à ce sujet.
Attentes déçues
Dans le camp hostile au chef de l’État, on se montre féroce à l’égard d’un discours qui a déçu les attentes de la population. En termes de calamités qui se sont abattues sur le Liban, affirment des personnalités proches des Forces libanaises et du courant du Futur, citées par notre correspondant Philippe Abi-Akl, la population peut facilement rendre au président la monnaie de sa pièce. Il n’a parlé ni de l’initiative française, ni des armes du Hezbollah dont le gouvernement est l’otage, ni de la neutralité active dont parle le patriarche, ni du bras de fer régional entre les États-Unis et l’Iran, ni du réveil des cellules terroristes dormantes, ni des banques qui braquent les déposants, ni de la faim qui taraude les chômeurs, ni des sans-logis, ni des écoles en difficulté, ni de la main basse sur les ressources de l’État dans les secteurs de l’énergie et des télécoms. C’est à croire qu’il est d’une autre ère historique, poursuivent ces sources. Les milieux de l’opposition parlementaire reprochent au chef de l’État de donner l’impression qu’il vient de découvrir ces maux qui minent le Liban, ou qu’il est au pouvoir depuis 4 ans et qu’il ne lui reste que deux ans à gouverner. Ces sources estiment, en gros, que le président geint alors que le Liban a besoin de véritables hommes d’État susceptibles de redonner au Liban la fierté et l’indépendance. Des sources qui, en outre, ne croient pas à la convocation d’une « conférence nationale » à laquelle M. Aoun a, tant de fois auparavant, appelé sans tenir parole. « Si le président Aoun n’y peut rien, qu’il s’en aille », conclut une de ces sources.
Il parle généralités, laissant de côté le plus important maintenant, n'est-ce pas la formation du gouvernement. Il cherche toujours une part consistante dans le gouvernement, au lieu de faciliter. En un mot, celui qui tout au long de sa carrière, privilégie les petitesses, ne pourra jamais changer en fin de route.
19 h 31, le 24 novembre 2020