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Lifestyle - Photo-roman

« Tout a changé, mais vous êtes encore là... »

Deux vies qui basculent au cœur d’un Beyrouth à genoux ; et du côté de Baabda, trois hommes qui continuent de s’agripper à leurs fauteuils, comme si de rien n’était. Comme si rien ne s’était passé.

« Tout a changé, mais vous êtes encore là... »

Un tag sur un parapet face au port : « C’est mon gouvernement qui a fait ça. » Photo G.K.

Il se tient debout en face du distributeur de billets, c’est sa bataille de la journée. Il attend le passage d’une mobylette qui bourdonne, cramponné à son portefeuille élimé où s’écornent des photos de ses enfants partis. Il a peur. Et quand la mobylette disparaît dans le silence de l’avenue à peine éclairée par un survivant de lampion, il resserre son pantalon trop grand sur lui, et retire une carte qu’il insère prudemment dans la machine. Aussitôt, une voix féminine et sereine se met à lui parler : « Bienvenue dans notre système de e-banking, comment puis-je vous aider aujourd’hui ? » Fouad prend aussitôt un ton déterminé, mimant la colère des déposants qu’il a vus à la télé et qui, au terme d’une crise de nerfs, avaient réussi à obtenir leurs sous de la banque : « Je voudrais mon argent bordel, les intérêts de ce mois, ça fait trois fois que je viens cette semaine. Sinon, je vais appeler mon avocat. » La machine lui répond, l’air de rien, l’air de ne l’avoir même pas écouté : « Nous n’avons pas reconnu votre demande. Veuillez répéter ou sinon pressez sur 1 pour accéder à vos données. »

Beyrouth est pleine de leur peine

Dans les yeux de Fouad, je vois tout l’embarras et le désespoir du monde. Sauf qu’il ne recule pas et se met à taper du poing sur la machine qui arrête soudain de parler. Il presse sur tous les boutons, un à un, à chacun un juron, une insulte, un cri, tantôt « bandes de voleurs », tantôt « vous nous avez tout pris, criminels », tantôt « c’est MON argent », jusqu’à ce l’écran se fige et que trois bips plus tard, la machine, sans doute exaspérée par les coups de Fouad, lui crache cinq billets de 20 000 livres libanaises. Certes, ce n’est pas la somme qu’il voulait, mais il s’en empare avant que la machine ne les avale et se fonde dans l’obscurité de la rue fantomatique.

Dans la posture de son dos arc-bouté, dans les pas circonspects qu’il aligne en direction de la pharmacie, je reconnais la douleur de ceux qui, fut un temps, vivaient décemment et qui aujourd’hui ont tout perdu. Combien de Fouad croisons-nous tous les jours? Beyrouth est pleine de leur peine. Fouad ira à la pharmacie où il se rendra compte que les pilules pour la tension viennent à manquer, ou sinon que les cinq billets de 20 000 que le distributeur aura daigné lui jeter ne suffisent plus. Cette fois, il aura beau crier de toutes ses cordes vocales, il aura beau ressortir ces mêmes jurons, rien à faire, il devra rentrer chez lui sans son médicament. Une fois chez lui, il devra se battre contre sa dignité jusqu’à finalement concéder à décrocher le combiné, composer le numéro de son fils installé en Australie, et le ventre serré, sans doute pour la première fois de sa vie, lui épeler ces mots qu’il redoutait tant : « Bayyé, j’ai besoin d’argent. » Plus loin, dans la supérette du coin, Georgette se penche sur ce qu’il reste comme légumes : une tomate éclatée, des citrons pourris, une botte de persil jaunie... qu’importe. Depuis qu’elle a perdu son mari dans l’explosion du 4 août, elle n’a plus personne à qui préparer à manger. Elle a préféré attendre la tombée de la nuit pour faire ses emplettes, peur des foules, peur de sortir, peur de se faire contaminer et ne pas trouver de lit dans les hôpitaux. Elle erre de rayon en rayon, alors que dans sa tête une calculatrice se met en marche. Elle compare le prix des Kleenex, cherche le stand « Promotions », retire noblement une boîte de thon de son caddie, se passe des friandises importées qu’elle affectionne tant, pourtant. « El-3ama, trop cher », l’entends-je murmurer.

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Coupables d’être loin

Georgette portera elle-même les quelques sacs de ses courses jusqu’à son appartement, en dépit de l’arthrose qui menace sa mobilité, en dépit des « cambriolages de vieilles dames » dont ses voisines lui bassinent les oreilles. Georgette rentrera seule, maintenant qu’avec la crise, elle a même dû se séparer de la jeune Éthiopienne qui lui tenait compagnie, qui lui tenait la main à l’heure du bain et l’emmenait prendre l’air en fin de journée.

Combien de Georgette croisons-nous tous les jours ? Beyrouth est pleine de leur fragilité, de leur solitude. Esseulée, la veille dame en noir devra gravir à pieds les cinq étages jusqu’à son appartement, puisque de toute évidence à cette heure le générateur rationne le courant. Personne ne lui tiendra la main à l’heure du bain, personne ne viendra lui réparer son chez-soi dont elle se contentait pourtant, et quand l’hiver viendra, « Allah bi dabbir » (Dieu s’en chargera). Après tant de guerres, de pertes, de défaites, de traumas et de deuils, son optimisme tient aujourd’hui de l’illusion.

Du côté de Baabda, le palais

Encore plus loin, le même jour, Baabda, le palais. Sa pelouse tondue à la brindille près, la parade silencieuse de sa Garde républicaine aux uniformes amidonnés, ses fontaines qui ne manquent jamais d’eau, ses baies vitrées reluisantes qui distillent un soleil mordoré, son carrelage tout de marbre astiqué, ses réverbères jamais éteints, ses bouquets de fleurs qui trônent dans les tous les coins, ses voûtes blanches en dessous desquelles les dalles sont parfaitement alignées. Dans ce décor impeccable, implacable, trois hommes sont installés dans trois fauteuils de cuir, face au cliquetis des flashes : le président de la Chambre depuis 1992 Nabih Berry, le président de la République depuis 2016 Michel Aoun, et le Premier ministre désigné pour la quatrième fois Saad Hariri. Sans pardon, sans pourquoi, sans comment, ils ne disent rien et s’accrochent de plus belle aux accoudoirs de leurs fauteuils gris.

En même temps, au cœur d’un Beyrouth déchiqueté, à genoux, comme des naufragés, Fouad et Georgette ont les yeux braqués sur leurs écrans. Fouad regarde sa boîte de médicament contre la tension où il ne reste plus que trois pilules, les cinq billets de 20 000 livres libanaises que la machine a bien voulu lui donner et la photo de son fils parti. Georgette observe les fenêtres éventrées que personne n’est venu réparer, les tomates éclatées qu’elle a pu se permettre et pense aux friandises qui sont restées sur le rayon de la supérette. Et d’une même voix, sans se concerter, sans se connaître, Fouad et Georgette font taire le téléviseur et s’essoufflent : « Nos vies ont basculé. Notre ville est morte. Tout a changé, mais vous êtes encore là… ». Et même s’ils savent tous les deux que leur optimisme tient effectivement de l’illusion, ils s’obstinent à dire ensemble : « Mais plus pour longtemps. »

Il se tient debout en face du distributeur de billets, c’est sa bataille de la journée. Il attend le passage d’une mobylette qui bourdonne, cramponné à son portefeuille élimé où s’écornent des photos de ses enfants partis. Il a peur. Et quand la mobylette disparaît dans le silence de l’avenue à peine éclairée par un survivant de lampion, il resserre son pantalon trop...

commentaires (1)

Superbe et poignant...

rolla aoun

09 h 43, le 26 octobre 2020

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Commentaires (1)

  • Superbe et poignant...

    rolla aoun

    09 h 43, le 26 octobre 2020

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