Rechercher
Rechercher

Culture - Publication

Laure Ghorayeb : J’étais destinée à rester joyeuse

Les éditions Kaph Books consacrent une monographie à cette grande figure de l’art libanais. Un beau livre déroulant œuvres et souvenirs conjugués pour retracer son univers grouillant de vie, bien qu’irrémédiablement en noir et blanc...

Laure Ghorayeb : J’étais destinée à rester joyeuse

Laure Ghorayeb, en mode autoportrait dans le triptyque « Hier, aujourd’hui, demain », réalisé en 1997. Photo DR

Laure Ghorayeb. Black on White. Le sous-titre de cet ouvrage bilingue (anglais/arabe) paru il y a quelques mois aux éditions Kaph Books/Collection Saradar ne pouvait mieux correspondre qu’à cette artiste majeure du cercle des poètes dessinateurs au Liban. Noir sur blanc, non seulement parce qu’elle est restée fidèle tout au long de ses 60 ans de pratique artistique au tracé à l’encre. Mais aussi et surtout parce que cette forte personnalité est de celles qui disent les choses « noir sur blanc » : sans ambages, sans fioritures, sans demi-teintes, et même le plus souvent très crûment.

Une crudité de langage qui viendrait peut-être de son désir de déjouer cette « vérité (qui) se voile la face hantée de visions », comme elle dit dans un de ses poèmes intitulé Mon ombre. Une formulation qui résume tout l’univers de Laure Ghorayeb. Un monde habité par l’éternelle enfance de son être profond, elle qui sous des rugissements de lionne a gardé son cœur de petite fille, marquée par les meurtrissures d’une famille aux membres décimés par la famine de la Première Guerre mondiale. Ainsi que par sa propre expérience des privations et des bombardements alliés sur le Liban durant l’épisode 1939-1945.

Car c’est à cette histoire familiale qu’il faut remonter pour retrouver la source du dessin narratif de cette artiste, née en 1931, à Deir el-Qamar, au sein d’une nombreuse fratrie. Pour comprendre ces figures du père, de la mère, de la grand-mère, des frères et sœurs, l’une d’elles surtout, sa préférée, Thérèse, disparue en 1997, qui hantent nombre de ses toiles. Pour déchiffrer ce « noir sur blanc » qui imprègne son œuvre et qui remonte à ses premiers dessins d’enfant ne pouvant avoir accès aux crayons de couleur, trop onéreux et réservés aux gosses de riches… Une carence dont elle fera, plus tard, sa marque distinctive.

Laure Ghorayeb mise à l’honneur par les éditions Kaph Books/Collection Saradar. Photo DR

Des jours et des guerres en dessins

C’est tout cela et bien plus que l’on retrouve dans le fourmillement de scènes, de faciès, de silhouettes et de paysages que cette « volubile » déroule inlassablement à l’encre sur papier ou sur toile. Et dont une sélection choisie d’œuvres exécutées entre 1960 et 2017 figure dans cet ouvrage.

Des dessins grouillants de vie et d’histoires inspirés des souvenirs, parfois chimériques, de sa jeunesse comme de son actuel quotidien le plus prosaïque. Des histoires de fille, de sœur, de femme (elle est l’épouse du grand acteur Antoine Kerbage), de mère, d’artiste, de poète, de journaliste (elle a été l’une des redoutables critiques du an-Nahar durant près de 50 ans) et aujourd’hui de grand-mère (intronisée même « téta de la révolution » par les manifestants du 17 octobre 2019), qui s’inscrivent dans la traversée du siècle, émaillée de douloureux conflits, de ce pays du Cèdre qu’elle aime tant.

Car elle a tout vu Laure Ghorayeb, tout vécu des bouleversements de son époque. Et tout consigné à travers son délicat et filandreux tracé à l’encre noire sur papier blanc. Comme une Pénélope brodant inlassablement ses représentations des jours de guerre en attendant la survenue de la paix.

Lire aussi

Questionnaire de Proust à Laure Ghorayeb

Dans la préface de cette monographie qui lui est consacrée, Venetia Porter, commissaire d’art islamique et contemporain moyen-oriental au sein du Bristish Museum, met d’ailleurs l’accent sur deux séries de ses dessins des temps de conflits. La première chroniquant 10 ans de la guerre civile libanaise (1975 à 1985) présentée sous l’intitulé « Témoignages » et la seconde est celle des 33 jours de l’été 2006. « Ces deux groupes de dessins, dont certains sont reproduits dans ce livre, diffèrent fortement », signale la curatrice. « Ceux qu’elle a produit durant la décennie des affrontements civils sont plus élaborés et complexes, tandis que les dessins de 2006 sont plus directs et stridents. Mais le plus frappant reste ces œuvres d’avant 1985 qu’elle a complétées au cours de la frappe israélienne », observe-t-elle.

Un art du récit et du témoignage graphiques qui ne se dévoilent qu’à ceux qui prennent le temps de se plonger dans cet entrelacs de tracés arachnéens, mixant symboles, arabesques, figures, calligraphie, lettrisme et textes qui ont fait sa signature. Et sa singularité sur la scène artistique libanaise.

Dix ans déjà, une œuvre de la série « Témoignages » de Laure Ghorayeb acquise par le British Museum (70 x50 cm).

« Mon optimisme frôle l’insolence »

C’est sur cette place particulière de chroniqueuse des douloureux jours de guerre au Liban que revient d’ailleurs dans l’un des trois chapitres de cet ouvrage son fils, le dessinateur et musicien Mazen Kerbage. Il y livre un texte reproduisant l’une de leurs longues conversations qui accompagnent depuis une décennie le travail qu’ils poursuivent en commun. Un échange de considérations sur l’art et la vie – indissociablement liés chez ce duo complice – engagé au cours de l’été 2018 et qui dresse en filigrane une sorte de portrait de cette artiste aussi audacieuse que tendre, indépendante que maternelle, provocante que rêveuse. Et qui révèle même la fragilité insoupçonnée de celle qui confie avoir longtemps empli tout l’espace du papier par peur du vide que représentait pour elle le blanc.

C’est plus dans une veine d’essayiste que la critique d’art Maha Sultan retrace, quant à elle, l’évolution de la pratique artistique de Laure Ghorayeb, « qui occupe une place centrale dans le groupe des artistes d’avant-guerre », note-t-elle. Déroulant les étapes, les influences et les éléments fondateurs du style particulier de cette autodidacte qui clame : « Je dessine comme une enfant adulte qui s’interroge sur son innocence », elle raconte notamment son « basculement », encouragé par le peintre Saïd Akl, dans une expression graphique aussi riche de formes que de lettres… Évidemment, dans cette publication monographique, la place des visuels est majeure. Parmi la sélection de dessins et peintures – accompagnés de quelques poèmes – allant de 1960 à 2017 qui y figurent, on signale les œuvres acquises par le musée Sursock (qui l’a primée à trois reprises dans le cadre de son Salon d’automne, la dernière fois en 2009 pour une œuvre réalisée en duo avec son fils Mazen Kerbage), ainsi que la fameuse Ten Years Already composée en 1985 et qui fait désormais partie de la collection permanente du Bristish Museum.On retiendra aussi ces mots jaillis au détour d’une conversation lors de ce fameux été 2006, et que cite Venetia Porter dans sa préface justement intitulée « J’étais destinée à rester joyeuse » : « Je continue à croire que tout ira pour le mieux. Mon optimisme frôle l’insolence. Je suis convaincue que le Liban aura le dernier mot. » En attendant cet heureux épilogue, Laure Ghorayeb poursuit, quotidiennement, en « noir sur blanc », son journal de bord d’une survivante dans un pays éternellement en crise.

« Laure Ghorayeb » (Kaph Books/Saradar Collection) est disponible à la boutique du musée Sursock.

Laure Ghorayeb. Black on White. Le sous-titre de cet ouvrage bilingue (anglais/arabe) paru il y a quelques mois aux éditions Kaph Books/Collection Saradar ne pouvait mieux correspondre qu’à cette artiste majeure du cercle des poètes dessinateurs au Liban. Noir sur blanc, non seulement parce qu’elle est restée fidèle tout au long de ses 60 ans de pratique artistique au tracé à...

commentaires (2)

Laure Ghorayeb, une dame franche, entière, talentueuse et artiste dans l'âme.

DJACK

18 h 59, le 16 novembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Laure Ghorayeb, une dame franche, entière, talentueuse et artiste dans l'âme.

    DJACK

    18 h 59, le 16 novembre 2020

  • Un optimisme contagieux . De quoi en faire notre leitmotive. Merci Laure Ghorayeb! Tu mets des étoiles dans mes yeux??? J’étais destinée à rester joyeuse » : « Je continue à croire que tout ira pour le mieux. Mon optimisme frôle l’insolence. Je suis convaincue que le Liban aura le dernier mot. ». Eh bien merci Laure moi aussi je suis optimiste et convaicue que Notre Liban aura le derner mot.

    Mireille Braidy

    10 h 29, le 16 novembre 2020

Retour en haut