Bercés par la voix ample mais sereine du muezzin en arrière-fond, les passants dans les vieux souks populaires de Tripoli sont secoués par les cris des marchands qui cherchent, souvent sans grand succès, à attirer l’attention. Les clients de leur côté semblent réticents et se limitent à l’achat de produits de première nécessité. Dans les marchés populaires de la grande ville du Liban-Nord, l’on en viendrait à oublier qu’une pandémie frappe de plein fouet le pays et le monde entier. Sans masque, les gens s’affairent à choisir entre autres leurs légumes et leur viande.
Sont-ils en train de s’approvisionner avant la fermeture totale du pays pendant quatorze jours à partir de samedi ? Il semble que non. Les vieux souks grouillent de monde tous les jours sans exception. Les habitants de Tripoli ne s’attendent pas à ce que leur ville, la plus pauvre du pays, respecte le confinement imposé par l’État. Assis derrière la vitre de sa boutique de vêtements pour hommes dans Souk al-Arid, le jeune propriétaire tire à boulets rouges contre le gouvernement : « Pourquoi ferme-t-on les boutiques qui sont en temps normal désertées par les clients, tandis que le marché des fruits et légumes qui grouille de monde à deux pas de chez nous reste ouvert et sans aucun respect des mesures de prévention ? » Les commerçants ne vont probablement pas respecter la décision de fermeture, note-t-il, d’autant plus que le respect du confinement n’a jamais été total à Tripoli.
Le long du même souk, une boutique de vêtements et d’accessoires pour femmes propose toute sorte d’offres et de soldes. En dépit des annonces écrites à la main où l’on peut lire « Achetez deux articles pour le prix d’un seul » ou encore « Meilleurs prix, meilleure qualité » collées ici et là sur la vitrine, le magasin n’attire pas les passants. Le propriétaire qualifie la décision de fermeture du pays d’« absurde ». Il explique : « Pourquoi le pays est fermé alors que l’aéroport ne l’est pas ? Pourquoi le Casino du Liban garde-t-il ses portes ouvertes ? » De son côté, le commerçant assure qu’il ne peut pas se permettre de baisser les rideaux de fer de sa boutique pendant quatorze jours. « Il est très probable que l’on ferme samedi et dimanche pour aussitôt rouvrir lundi matin », ajoute-t-il.
De tous les commerçants des différents souks, seul un joaillier affirme qu’il fermera ses portes pendant deux semaines. « Je prendrai ma famille et j’irai passer deux semaines dans ma maison de montagne, parce que la flambée des cas de coronavirus devient de plus en plus alarmante », dit-il. Mais beaucoup ne peuvent se payer ce luxe. S’ils ferment boutique, s’ils arrêtent de travailler, c’est la faim qui les guette, d’autant plus que l’État ne prévoit pas de compenser leur manque à gagner par des aides aux plus démunis. Dans cette ville où plusieurs quartiers croulent sous le poids de la misère, le choix est vite fait : « Le coronavirus est un moindre mal ! » affirme un habitant. Interrogé à ce sujet par L’Orient-Le Jour, le président de la municipalité de Tripoli, Riad Yamak, ne se fait pas d’illusions : « Les quartiers et marchés populaires de la ville ne respecteront pas le confinement et personne n’y peut rien. » Il s’explique : « Les ouvriers, les journaliers et les commerçants qui n’ont pas de quoi donner à manger à leurs enfants s’ils ne vendent pas leur marchandise ne peuvent pas se payer le luxe de rester chez eux dans un pays où l’État est en faillite et complètement absent. » Au Liban comme ailleurs, le respect du confinement est malheureusement un privilège de classe. À Tripoli, les cafés et les boutiques dans les quartiers plutôt aisés de la ville seront sans doute fermés, comme au printemps dernier. Mais personne ne pourra imposer la fermeture à ceux qui peinent à subvenir aux besoins les plus élémentaires de leurs familles. « Que voulez-vous que je réponde au journalier qui considère qu’il est déjà un mort-vivant ? Voulez-vous que je lui parle du taux de décès du coronavirus ? » conclut M. Yamak.
ET C,EST LA VERITE !
10 h 07, le 13 novembre 2020