Un ministre de l’Intérieur français qui a dans son collimateur les rayons « halal » des supermarchés ; des États musulmans qui retirent les Vache qui rit de leurs rayons. La crise diplomatique entre la France et le monde arabo-musulman pourrait sembler ridicule si les circonstances qui l’ont fait naître n’étaient pas tragiques, dans le sillage de la décapitation d’un professeur d’histoire-géographie par un réfugié tchétchène après avoir montré à ses élèves des caricatures de Charlie Hebdo représentant le prophète Mahomet dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Pour beaucoup de Français, les caricatures sont aujourd’hui le symbole même de leur identité. Pour beaucoup de musulmans au Moyen-Orient, elles sont la négation de la leur. Ce dialogue de sourds prend actuellement des proportions démesurées, chacun se drapant dans une conception puriste et quelque peu anachronique de qui il est, la République pour les uns, l’islam pour les autres, comme si l’une et l’autre, en plus d’être par nature inconciliables, répondraient de surcroît à des critères immuables, hermétiques au temps et à l’espace.
Comment en est-on arrivé là ? Côté français, la première réponse est évidente. La France est depuis des années le pays occidental le plus touché par un terrorisme islamiste aveugle qui non seulement vise directement des civils mais en plus s’attaque à ce que la République considère comme étant ses symboles les plus puissants. C’est la liberté d’expression qui a été ciblée par les attaques décimant la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015. Une certaine douceur de vivre avec les attentats de novembre 2015 contre le Bataclan et plusieurs terrasses de cafés parisiens. L’autorité de l’État avec l’assassinat d’un couple de policiers en juin 2016. L’héritage catholique de la France avec l’égorgement d’un prêtre en juillet 2016. Et il y a quelques jours, l’École publique, emblème le plus fort de la République – qui devait permettre au fils d’ouvrier de devenir professeur et au fils de professeur de devenir normalien.
Peu importe que la liberté d’expression ne soit pas l’apanage de la France. Peu importe que la France n’ait pas le monopole de l’amour de la vie ou que l’école de la République ne réponde plus vraiment à ses desseins d’origine, que l’ascenseur social soit bloqué et que la profession même d’instruire soit dépréciée, sauf lorsqu’un drame survient. Ce n’est pas tant ce qu’est la France que la manière dont elle se perçoit qui compte ici.
Cette barbarie islamiste à même de triompher du plus chevronné des humanistes – à plus forte raison lorsqu’il ne connaît pas ou presque pas la pluralité et la complexité du monde musulman – se conjugue, indépendamment de cela, à l’incapacité de la France de s’extraire d’une conception abstraite de la citoyenneté qu’une partie des descendants des ex-colonisés considèrent comme excluante. Dans ce contexte, le risque c’est que le combat contre l’islam radical au nom de la République participe à ostraciser une partie des musulmans en raison de leurs pratiques religieuses réelles ou supposées.
Sur le papier, cette citoyenneté est très belle. Elle reconnaît la liberté fondamentale de chaque être humain de s’émanciper de ses conditions d’origine. Mais elle se heurte à la réalité. D’une part que personne n’existe véritablement hors d’un contexte donné, et d’autre part que ce cadre originel influe sur les parcours de vie des uns et des autres et sur les opportunités qui se présentent à chacun. Les gens naissent libres et égaux en droit. Mais il y a ce qui échappe au droit et de larges pans de l’existence restent régis par des impensés post-coloniaux, par des non-dits sociaux et culturels qui expliquent que le plafond de verre soit plus bas pour certains que pour d’autres. La société française d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle de Jules Ferry. On peut le louer ou le décrier. Mais les musulmans français existent et la France doit faire avec, à moins de renoncer à certaines de ses valeurs.
Était-ce à Emmanuel Macron de dire que l’islam est en crise ? On peut en douter, en tant que président d’une nation autrefois coloniale et à l’heure où dans le monde arabe les peuples se révoltent, essayent de se réapproprier ce politique qui leur a longtemps été confisqué et tentent de tracer leur chemin et de redéfinir la place du religieux dans la société.
Mais tout s’est passé comme si les figures influentes de la région s’étaient concertées ces derniers jours pour donner raison au président français. Une fois n’est pas coutume, elles ont semblé faire peu de cas de leurs dissensions géopolitiques traditionnelles pour monter sur leurs grands chevaux, dénoncer le racisme antimusulman français et, finalement, faire une affaire d’État des caricatures représentant le prophète Mahomet, bien que celles-ci s’inscrivent dans une longue tradition anticléricale propre à la France.
Mettre autant d’énergie à dénoncer ces dessins, aller jusqu’à boycotter les produits français comme cela est le cas au Qatar, au Koweït ou encore en Turquie, et créer une telle crise diplomatique à l’heure où les Ouïgours se font interner en Chine, les Rohingyas massacrer en Birmanie, à l’heure où les Palestiniens et les Syriens n’intéressent plus personne, n’est-ce pas là le symptôme d’une crise ? Celle d’être toujours dans la surenchère du verbe autour de l’atteinte aux symboles et dans l’inaction la plus crasse, si ce n’est dans la complicité, quand des coreligionnaires doivent composer, et souvent de manière cumulée, avec la violence des régimes autoritaires, le colonialisme et le jihadisme. Contrairement aux mythes mis en avant par l’Occident ou par les islamistes, la solidarité musulmane n’existe pas. Ni l’Iran ni l’Arabie saoudite n’ont jamais prononcé un mot de condamnation en relation avec le calvaire ouïghour, trop occupés à brosser Pékin dans le sens du poil. Même le président turc Recep Tayyip Erdogan, le seul à avoir parler d’une « honte pour l’humanité », courbe aujourd’hui l’échine, soucieux de préserver ses relations avec la Chine.
Dans ce contexte, la France et les pays occidentaux ont eux aussi une responsabilité. On peut ainsi s’interroger sur leurs alliances géopolitiques avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou encore l’Égypte, sur leurs liens avec le maréchal Sissi qu’ils érigent en rempart contre les Frères musulmans, voire le présentent comme un chef d’État « laïque ». Mais de quelle laïcité parle-t-on au juste dans un pays qui n’en finit plus de bâillonner journalistes, blogueurs, activistes issus de la communauté LGBT, artistes ou encore athées présumés en leur prêtant des liens factices avec un « terrorisme » aux contours vagues qui sert avant tout à réprimer à tout-va ?
Entre une France qui aime à se prendre pour le phare de l’humanité et un leadership musulman bigot, tartuffe et toujours du côté des puissants, la partie de ping-pong qu’ils se livrent depuis quelques jours aurait pu n’être que dérisoire si nous ne vivions pas dans un monde où les démocraties deviennent illibérales, où les autocrates peuvent s’en donner à cœur joie sans susciter le moindre sursaut à l’échelle internationale, et où la polarisation des positions dans le débat public, là où il existe, ne laisse plus aucune place à la nuance, en proposant une vision du monde binaire autour du « nous » contre « eux ».
Si c'était le Danemark le problème serait cent fois plus limité. Avouons-le, ici il s'agit pour Erdogan et ses frères de combattre la politique interventionniste de la France, qui s'obstine à contrer l'Islam politique, surtout en Afrique. L'Occident a manqué une occasion en or, qui ne se présentera plus d'aussi tôt; il fallait laisser faire les frères musulmans, qui sont arrivés au pouvoir en Egypte par la voie démocratique, pour gérer le pays avec le risque très élevé de le couler, afin que le reste du monde musulman réalise l'impossibilité d'allier les lois anciennes avec le monde d'aujourd'hui. Si l'Occident se replie du tiers-monde et empêche l'arrivée des immigrés chez lui, le chaos s'installe partout où Erdogan & co. est plébiscité.
18 h 19, le 27 octobre 2020