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Idées - Réformes

Empêcher les élites de continuer à acheter du temps avec le patrimoine des Libanais


Empêcher les élites de continuer à acheter du temps avec le patrimoine des Libanais

Photo d’illustration : une vue aérienne du port de Beyrouth, le 7 août 2020. Archives AFP

La catastrophe du 4 août a attiré l’attention des dirigeants du monde entier sur l’échec fondamental du système politique libanais à assurer une gouvernance efficace et à répondre aux besoins de la population. Alors que les diplomates, les ministres et même les chefs d’État se pressaient pour visiter le port de la ville et les responsables libanais, le président français Emmanuel Macron a présenté une feuille de route, laissant planer la menace de sanctions éventuelles contre les dirigeants libanais au cas où ils persisteraient dans leur inaction. Malgré des premiers signes rassurants concernant le contournement de l’État libanais pour le versement de l’aide d’urgence, la majorité de la société civile continue de craindre fortement que les milliards de dollars d’aide financière et de transferts de fonds mobilisés à moyen terme pour atténuer les effets dévastateurs de l’explosion ne bénéficient essentiellement aux élites plutôt qu’aux citoyens libanais.

Si la communauté internationale a affiché sa vigilance et sa détermination en ce qui concerne le risque de détournement direct de l’aide financière, cela n’écarte pas la perspective que la classe politique libanaise continue de se servir de cette catastrophe et de l’élan de solidarité planétaire qu’elle a suscité pour réorienter les réformes dans un sens qui convienne à ses intérêts. En déclarant, dès le 7 août, que l’explosion avait permis de briser « le blocus économique du Liban », le président de la République, Michel Aoun, a ainsi ignoré les revendications légitimes de millions de Libanais en faveur d’une meilleure gouvernance, et donné un aperçu de la façon dont les élites perçoivent la position du Liban vis-à-vis des donateurs internationaux. Alors qu’avant les explosions du 4 août, aucun « gouvernement ami » ne semblait disposé à fournir une assistance financière sans mise en œuvre préalable d’un programme du FMI, les élites politiques pourraient tabler sur le fait qu’à la longue, cet impératif finisse par s’estomper face à l’urgence sociale et humanitaire.

Reconfiguration des rapports de force
D’autant qu’en déclenchant la démission du gouvernement du Premier ministre Hassane Diab, les suites de l’explosion se sont de facto traduites par une reconfiguration des rapports de force au sein du pouvoir politique. En dépit de sa volonté affichée de mener les réformes, la nomination du Premier ministre désigné Moustapha Adib pourrait ainsi paradoxalement constituer un signe inquiétant pour l’avenir des négociations avec le FMI, dans la mesure où ce dernier a été un proche collaborateur de l’ancien Premier ministre Najib Mikati et du chef du Parlement Nabih Berry. Soit deux figures de l’opposition des élites traditionnelles au plan de « sauvetage financier et économique » élaboré par le gouvernement précédent, qui a jusque-là empêché la mise en place rapide d’un programme du FMI. La classe politique et le secteur bancaire ne rencontrent désormais que peu de résistance politique interne pour faire valoir leurs propres idées sur la manière dont la crise financière du Liban devrait être résolue.

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Depuis le 17 octobre, le Liban est en effet enlisé dans une impasse politique entre deux visions concurrentes et fondamentalement différentes de la voie que doit suivre le pays pour parvenir à une reprise économique, en particulier sur la manière de financer et répartir le fardeau des pertes accumulées. La première vision est incarnée principalement par les conseillers du gouvernement sortant (qui ont démissionné depuis lors) et le cabinet Lazard, et a été formalisée dans le plan du 30 avril. Celui-ci reposait sur deux axes majeurs : d’une part, une contribution, via un mécanisme de « bail-in », de ceux qui ont profité le plus des politiques passées – soit les actionnaires des banques et les gros déposants (les 2 % les plus importants) – à l’assainissement des pertes financières ; et, d’autre part, l’opposition à une privatisation immédiate des actifs de l’État qui exacerberait encore les inégalités.

Au-delà de ces principes phares, l’application d’un programme du FMI basé sur ce plan de sauvetage constituerait à bien des égards, et malgré de nombreux défauts, un frein certain à l’accès des élites aux fonds et aux ressources de l’État. Tout d’abord, les mesures concernant spécifiquement le secteur bancaire affecteraient sensiblement l’un des outils les plus efficaces de redistribution clientéliste et d’intégration des élites libanaises. Quelque 18 des 20 plus grandes banques ont en effet au moins un membre de leur conseil d’administration qui est soit un politicien, soit une personne politiquement connectée. Surtout, en achetant la dette publique à des taux d’intérêt surévalués, les banques ont fourni aux politiciens l’argent nécessaire pour financer des réseaux de clientélisme par le biais de contrats d’approvisionnement ou d’emplois publics, tandis que les contribuables ont payé la facture. Or le plan du 30 avril exigeait l’ajustement des normes comptables des banques, notamment à travers l’évaluation des actifs des banques (dont la dette publique) à leur valeur de marché plutôt qu’à leur valeur nominale, ainsi que via la réévaluation du passif impliqué par la suppression de l’ancrage monétaire. De nombreuses banques seraient obligées d’utiliser leurs capitaux propres pour couvrir leurs pertes et de déposer le bilan. L’ensemble du secteur serait contraint de se restructurer, avec de nouvelles nominations dans les conseils d’administration des banques et, éventuellement, de l’Association des banques du Liban (ABL), ce qui pourrait se traduire par un affaiblissement de l’emprise de la classe politique sur le secteur. À cela il faut aussi rajouter les risques de poursuites judiciaires et celui, fondamental à l’aune du fonctionnement du système politico-confessionnel local, d’une incertitude inacceptable quant à la répartition des pertes entre les élites en raison du secret bancaire (comme relevé dans une tribune publiée le 30 avril dans ces colonnes). Les mesures d’ajustement budgétaire mineraient en outre les mécanismes établis de redistribution clientéliste des élites, notamment via le gel des recrutements dans la fonction publique ou la réforme de la réglementation des marchés publics.

Pari coûteux
Il n’est donc guère étonnant que de puissants groupes d’intérêt se soient coalisés pour faire obstacle à ces mesures et minimiser les pertes devant être supportées par le secteur bancaire et les gros déposants. L’ABL a été au cœur de cette coalition en élaborant un plan alternatif prévoyant notamment la privatisation des actifs de l’État (réserves d’or, entreprises publiques) via une structure de défaisance. Parallèlement, elle s’est assuré le soutien du Parlement via la mise en place d’une commission spéciale composée de membres de tous les grands partis politiques et chargée de « réévaluer » les pertes subies au niveau de la Banque centrale et du secteur bancaire. À travers une série de procédés douteux, cette commission a ainsi réduit l’évaluation des pertes globales d’environ 69 milliards de dollars (selon un taux de change à 3 500 LL), selon le plan de sauvetage, à 33 milliards – ce qui empêcherait effectivement les banques de devenir insolvables, en préservant une partie de leurs fonds propres. Un mode de calcul écarté par le FMI, qui a déclaré à plusieurs reprises qu’il jugeait les chiffres gouvernementaux crédibles tout en appelant inlassablement les parties à mettre fin à cette querelle pour avancer.

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Comme nous l’avons déjà exposé dans la tribune précitée du 30 avril, le projet de l’ABL et du Parlement, présenté à grand renfort de lobbying interne et international comme le moyen de protéger les déposants et la richesse privée des mains avides du gouvernement, aurait essentiellement pour effet de déposséder davantage les non-déposants au profit des grands déposants, tout en s’avérant en grande partie inefficace pour permettre une sortie de crise.

Il reste que si ce rejet d’un programme du FMI basé sur le plan du 30 avril peut continuer de sembler rationnel du point de vue des élites, la poursuite de leur inertie risque fort de s’avérer, en définitive, plus coûteuse que des concessions sur les réformes et leurs modalités. Les crises que traverse simultanément le Liban sont devenues si profondes que le fait de ne pas résoudre les problèmes structurels qui les sous-tendent ne profitera même pas aux élites à long terme, en ne laissant pratiquement aucun moyen de rétablir pleinement l’ensemble des canaux du système clientéliste qui a assuré jusque-là leur légitimité.

Cette voie risque finalement de ne laisser que peu de marge de manœuvre pour rester au pouvoir, si ce n’est une fuite en avant vers l’explosion des inégalités, la polarisation croissante de la société et la violence interconfessionnelle. Les élites semblent d’ailleurs désormais en avoir pris en partie conscience : sans rien céder à la perspective d’un gouvernement véritablement indépendant pour négocier avec le FMI, elles paraissent à ce stade moins enclines à instrumentaliser la polarisation politique pour faire avancer leurs objectifs, comme en témoigne leur empressement commun à refermer le couvercle sur les tensions confessionnelles qu’elles avaient recommencé à susciter début juin.

Maintenir la pression
D’où leur repli vers une constante de la politique libanaise : continuer à acheter du temps avec le patrimoine des Libanais, en tirant profit d’un éventuel détournement de l’attention vers les conséquences de la tragédie du 4 août. Cette voie devrait notamment impliquer la poursuite de la répression sécuritaire des protestations ; la substitution des mécanismes clientélistes privés à ceux de l’État (avec un certain effet d’aubaine : la fourniture de nourriture à sa clientèle étant moins onéreuse que celle d’un emploi) ; et la perpétuation d’une émigration massive qui va vider le Liban de ses atouts les plus importants et les plus précieux : son capital humain, son esprit d’entreprise et le vivier démographique de l’opposition aux partis politiques traditionnels.

En gagnant du temps, les élites continuent ainsi de parier sur les possibilités de faire pression au niveau international pour obtenir un soutien politique et, finalement, financier. L’argent des donateurs inondant les cambistes, les envois de fonds des expatriés pour renflouer les banques et les perspectives de projets d’infrastructure ravivant les réseaux de mécénat, l’attention internationale accrue et l’aide étrangère risquent d’étouffer les dernières pressions en faveur de réformes allant dans un sens qui bénéficie à la majorité de la population. Dans cette perspective, l’élite politique et le secteur bancaire se sauveront aux dépens de la société et de l’économie, ainsi que de la capacité de tout gouvernement à réformer le pays. Les rentes accumulées après des années de prédation se transformeront comme par magie en actifs de l’État, tandis que la majorité des déposants ne pourront pas accéder à leurs économies pendant de nombreuses années.

Face à ces risques, la communauté internationale doit veiller à ne pas reproduire les erreurs qui ont jusque-là permis le maintien d’un statu quo et de la domination des élites. Les donateurs et les partenaires du Liban doivent donc impérativement continuer de maintenir la pression sur les politiciens libanais – qui, comme leur clientèle, ont impérativement besoin de voir les dépôts bancaires débloqués le plus rapidement possible – et tenir compte de ces risques dans toute tentative de conception ou de révision des programmes de soutien.

Cela suppose notamment : de continuer à lier tout plan de réforme à un programme crédible du FMI ; d’abandonner définitivement les pistes suggérées par le plan alternatif de l’ABL et du Parlement et de soutenir fermement les principes du plan de sauvetage du 30 avril, afin d’éviter de gaspiller l’argent des contribuables et de transférer les biens publics financés par les donateurs vers les actifs ; de trouver des mécanicismes financiers indépendants des banques politiquement connectées pour acheminer les prêts pour la reconstruction de propriétés privées ; et de s’assurer que la conception et la mise en œuvre des projets d’infrastructure publique soient assurées par des institutions indépendantes et non par des entités touchées par une corruption endémique (comme le Conseil du développement et de la reconstruction). Il s’agit là de la seule voie pour empêcher les élites de continuer à se cacher derrière le désastre du 4 août afin de protéger leurs intérêts aux dépens de la population.

Sami ATALLAH, Directeur exécutif du Lebanese Center for Policy Studies

Mounir MAHMALAT, Chercheur principal au LCPS

Sami ZOUGHAIB, Chercheur au LCPS

La catastrophe du 4 août a attiré l’attention des dirigeants du monde entier sur l’échec fondamental du système politique libanais à assurer une gouvernance efficace et à répondre aux besoins de la population. Alors que les diplomates, les ministres et même les chefs d’État se pressaient pour visiter le port de la ville et les responsables libanais, le président français Emmanuel...

commentaires (8)

Comme le mot "humain", celui "des élites" est galvaudé.

Lillie Beth

11 h 44, le 20 septembre 2020

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Commentaires (8)

  • Comme le mot "humain", celui "des élites" est galvaudé.

    Lillie Beth

    11 h 44, le 20 septembre 2020

  • Oui, les banquiers font un lobbying d’enfer avec l’appui inconditionnel du député CPL Ibrahim Kanaan à la tête de la commission parlementaire des finances pour se sortir d’affaire sans y aller de leur poche et en jurant à qui veut bien les croire que « l’argent des épargnants sera préservé ». Qui payera alors? L’Etat bien sûr. Et avec quels sous? Eh bien en vendant ses biens, enfin, ceux qui auront échappé à la mise en coupe réglée du pays. Comme ça, vous récupérez votre épargne en monnaie de singe et vos enfants grandissent dans un pays sans la moindre ressource. C’est pas un bon plan ça?

    Marionet

    00 h 37, le 20 septembre 2020

  • Excellent article mis à part le titre d’élites que donne les journalistes à cette bande de vendus sans scrupules. Il faut les appeler les vauriens, la sous couche de la société ou la bande de racailles déguisées en politiciens.

    Sissi zayyat

    19 h 30, le 19 septembre 2020

  • Ce ne sont pas des élites, ce sont des criminels. L'utilisation de ce mot est abusive : il faudrait parler des opresseurs.

    Politiquement incorrect(e)

    16 h 50, le 19 septembre 2020

  • Si l'auteur entend par "élites" les voyous, scélérats, vauriens, et saligauds qui monopolisent le pouvoir, du plus minables d'entre eux jusqu'au président, il a raison !

    Carlos El KHOURY

    16 h 29, le 19 septembre 2020

  • DANS LE TITRE LE MOT ELITES DEVRAIT ETRE REMPLACE PAR REQUINS. ON COMPRENDRA MIEUX LA SUITE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 05, le 19 septembre 2020

  • qui aura les qualites, le vouloir, la capacite ET le Courage de mener le Liban au salut ? sur que ce sera pas la Crasse Politique existante. soit mais le parlement -donc ceux nommes ci-haut- laisseront ils un cabinet, meme ideal, a faire ce travail titanesque de salut publique ?

    Gaby SIOUFI

    10 h 41, le 19 septembre 2020

  • S’il vous plait cessez d’utiliser le nom D’ELITE qui est selon la définition du dictionnaire est : un groupe de personne qui se distingue par ses qualités exceptionnelles (soit intellectuelles soit morale soit physique) des synonymes de ce mot étant; fine fleur crème des hommes, groupe des meilleures. Dans un pays normal une élite sort des plus grands universités ou écoles du monde genre Harvard, Stanford, Oxford, Cambridge, HEC, INSEAD et a prouvé de nombreux succès dans le monde soit des affaires soit scientifique, éducationnel ou autre etc…ce qui bien évidement ne peut EN AUCUN CAS s’appliquer à des mafieux, chefs de clans, populistes et fripouilles comme les nôtres.

    Liban Libre

    10 h 29, le 19 septembre 2020

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