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Culture - Histoire

Il y a un siècle... la musique au Grand Liban

Nidaa Abou Mrad et Zeina Kayali dissèquent les traditions musicales levantines qui ont caractérisé les pratiques musicales libanaises depuis les années 1920.

Il y a un siècle... la musique au Grand Liban

Les musiciens de la troupe Fleifel avec Oum Kalsoum en 1931. © Archives L’OLJ

« Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique », écrivait Platon il y a plus de deux millénaires, dans La République, le plus célèbre ouvrage de la philosophie occidentale. Avant-gardistes, les musiciens, compositeurs, interprètes et théoriciens, ces dénicheurs du sublime, ont instauré, à travers les siècles, un savoir musical de qualité afin d’assurer une continuité pérenne. Les étincelles éparses de ces artistes, reflets divers de l’hétérogénéité de la société, se sont dispersées ici et là, donnant naissance à différentes traditions et écoles musicales, connectées entre elles puisqu’en musique rien ne se fait par mutation subite mais plutôt par la transmission à travers les générations. Aujourd’hui, un siècle après la déclaration du Grand Liban, la musique s’est flétrie, cédant la place au commun et au trivial. Face à cette décadence voire dégénérescence musicale que vit, entre autres, le pays, un retour aux sources semble impératif pour tenter de répondre à tant de questions-clés demeurées jusqu’à présent sans réponses. Nidaa Abou Mrad, doyen de la faculté de musique et musicologie de l’Université Antonine (UA)*, ainsi que la musicographe libano-française Zeina Saleh Kayali**, apportent des éléments de réponses reliées à l’histoire et qui permettront de décrypter le présent et appréhender le futur.


Collage de portraits de musiciens et/ou compositeurs libanais à l’époque de la proclamation du Grand Liban. Crédit photos Dr Haya Yassine et Collection du Centre du patrimoine musical du Liban (CPML)


Des projets de nahda musicale à base de métissages

« À l’instar de la genèse du Grand Liban, qui a pris la forme d’un collage géopolitique de régions citadines et rurales contiguës du Levant, projet porté par le patriarcat maronite et mis en œuvre par la puissance mandataire, l’essor de la vie musicale de cette nouvelle entité en 1920 s’identifie à la mise en place d’un patchwork de plusieurs pratiques musicales traditionnelles, liées à des groupes communautaires », explique minutieusement Nidaa Abou Mrad. Il indique qu’à l’image des courants politiques qui ont émergé avec leurs projets de renaissance fédératrice, prenant la forme de plusieurs nationalismes contradictoires (libanais, syrien, arabe), des projets de nahda musicale à base de métissages se sont déployés sur ce nouveau territoire culturel, avec des démarches esthétiques analogues, aboutissant à long terme à des échecs similaires à ceux qui ont entaché le devenir politique du Liban. Afin de mieux concrétiser sa pensée, l’exigeant professeur universitaire indique qu’il serait judicieux de revenir sur certaines notions de base pour comprendre pourquoi ces processus de métissages musicaux sont similaires au « processus de créolisation » : « La musique peut être considérée comme un langage universel, dans la mesure où la notion de langage est définie en tant que compétence commune à tous les êtres vivants, leur permettant d’exprimer des contenus et de communiquer entre eux par des systèmes de signes à base de sons organisés. » D’après lui, ce langage se subdivise en trois systèmes propres à des contextes socioculturels déterminés : la langue musicale monodique modale qui se décline en de nombreux dialectes musicaux qui vivent sur un vaste territoire allant du nord de l’Inde à l’Europe médiévale, en passant par l’Asie occidentale et l’Afrique du Nord ; la langue harmonique tonale qui se décline en de nombreux dialectes musicaux historiques en Europe d’abord, puis dans le monde ; et la langue monodique pentatonique (échelle à cinq sons) qui se décline en de nombreux dialectes d’Asie orientale, d’Afrique et d’Océanie. Une fois la parenthèse fermée, Nidaa Abou Mrad ajoute que chacun de ces trois systèmes musicaux possède sa propre grammaire et de ce fait la créolisation musicale peut être définie comme étant un processus de métissage entre dialectes musicaux qui aboutit à la création d’un dialecte créole : « Lorsque les dialectes concernés reposent sur la même grammaire, la créolisation est dite endogène et elle est féconde. Lorsque la créolisation opère sur un métissage entre deux grammaires musicales radicalement différentes, elle est dite exogène. » Il ajoute d’un air presque sarcastique : « Elle peut difficilement aboutir à autre chose que des résultats anecdotiques du style : Hi ! Kîfak ? Ça va ? Ciao ! ».


Mohammad Fleifel jouant du violoncelle. © Archives L’OLJ


Une imposante mentalité coloniale

Ardent défenseur de la tradition musicale artistique du Levant, Abou Mrad tient à préciser que la langue monodique modale, « dotée de sa grammaire générative extrêmement productive », a été la seule langue musicale d’une vaste région englobant les cultures d’Asie occidentale, de Méditerranée et d’Europe, depuis l’Antiquité jusqu’au grand schisme ecclésial, en 1054. « À partir de cette date, l’Europe a imposé d’importantes mutations à la grammaire musicale du chant grégorien qui partage le même système que les chants liturgiques des Églises orientales. Cela a abouti à la naissance de la grammaire musicale tonale, avec la simplification des modes (avec notamment l’abandon des échelles à trois-quarts de ton) et l’adoption des seuls modes majeur et mineur », ajoute-il sans nier que cette grammaire harmonique tonale a permis de produire les magnifiques chefs-d’œuvre de la musique savante (ou plutôt « musique d’art » comme il préfère l’appeler) européenne. Quant aux œuvres issues de la grammaire monodique modale dans les traditions asiatiques et méditerranéennes, dont fait partie le Liban, il considère qu’elles ne sont pas « moins magnifiques et il est proprement inique du double point de vue esthétique et éthique d’établir une évaluation qui permettrait de considérer le système occidental harmonique tonal comme esthétiquement supérieur au système oriental monodique modal ». Et d’ajouter : « C’est cette thèse que la mentalité coloniale a tenté d’imposer aux sociétés colonisées, sachant que de nombreuses élites intellectuelles et politiques des contrées colonisées ont fait siennes cette thèse. »

Avant d’étudier les conséquences « problématiques de l’adoption de cette attitude intellectuelle », il convient, selon le musicologue, de passer en revue les traditions musicales levantines qui ont fait le propre des pratiques musicales libanaises des années 1920. « Toutes ces traditions musicales, dont certaines remontent à l’Antiquité et au Moyen Âge, reposent sur un système mélodique modal commun et diffèrent entre elles par une rythmique tributaire de la métrique linguistique des textes chantés », explique-t-il en notant toutefois que la grammaire modale commune du Levant a été le mieux exprimée dans la musique d’art profane des cités du Levant et d’Égypte, et théorisée par le musicologue et médecin libano-grec Mikhaïl Petraki Machâqa (1800-1888), devenu un intellectuel actif dans le courant de la Nahda. Ce courant musical s’est alors développé au Caire mais aussi à Alep et Bagdad, où il a donné lieu à « une véritable rénovation endogène de la musique d’art du Machreq, notamment avec l’émergence de l’école du chanteur et compositeur égyptien Abdu al-Hamûlî (1843-1901), qui a réalisé des créolisations fructueuses entre différentes traditions musicales antécédentes ». Et si cette nouvelle musique d’art a connu une ascension fulgurante, monopolisant ainsi les enregistrements discographiques arabes du premier quart du XXe siècle, elle a été « battue en brèche par le paradigme de l’occidentalisation, au lendemain de l’effondrement militaire et politique de l’Empire ottoman, qui a conduit à l’instauration de la musique de variété égyptienne ».

Quant au Grand Liban dont la naissance fut proclamée le 1er septembre 1920, « au moment du passage du paradigme endogène vers le paradigme exogène », Abou Mrad indique que, contrairement à l’Égypte, la Syrie et l’Irak, le pays du Cèdre n’a pas eu le temps de développer pleinement une musique d’art monodique modale locale, l’art musical étant naturellement citadin. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’adjonction des villes de Beyrouth et de Tripoli à un Mont-Liban profondément rural est arrivée trop tardivement pour pouvoir mener à bien un tel processus avant l’affirmation de l’occidentalisation. « Nonobstant cette difficulté, plusieurs tentatives ont été menées par trois musiciens levantins citadins qui sont devenus citoyens du Liban en 1920 », précise-t-il. Qui sont donc les fondateurs de cette musique d’art monodique modale au Grand Liban ? Premièrement, le Beyrouthin Muhyiddîn Baayoun (1868-1934), à la fois chanteur et luthiste de grande envergure, qui a « développé un style beyrouthin de cantillation artistique de la qasida (influencé par la cantillation coranique et par le mawwal baghdadi) et qui a instauré un art consommé du taqsim (improvisation instrumentale de style cantillé) au buzuq ». Deuxièmement, le chanteur beyrouthin Farjallah Bayda (1880-1933) qui a « tenté de transformer le chant populaire levantin rural et citadin en une musique d’art libanaise, préfigurant Wadih el-Safi », et ce en s’appuyant sur la compagnie de disque Baidaphone que ses cousins ont fondée. Jeunes, Boutros et son frère Gebran, pratiquement illettrés, gagnaient leur vie comme maçons dans le quartier de Mousseitbé à Beyrouth. Encouragés par l’accroissement de la popularité de l’enregistrement phonographique et par le talent avéré de Farjallah, ses cousins décident de créer, en 1906, leur propre maison de disques en collaboration avec une société allemande qui accepta d’enregistrer et de fabriquer des disques pour eux à Berlin. De retour à Beyrouth, avec des disques prêts à être vendus, les Bayda ont ouvert un petit magasin de disques sur la place des Martyrs au centre-ville de Beyrouth, et ont commencé, peut de temps après, à enregistrer les talents locaux, aidés par des ingénieurs européens qui effectuaient des missions d’enregistrement périodiques dans la région. Troisièmement, l’archonte protopsalte tripolitain Mitri al-Murr (1880-1969) qui fut l’un des plus grands chantres et compositeurs de la musique ecclésiastique grecque-orthodoxe d’Antioche, mais aussi un compositeur et chanteur de poèmes et d’hymnes profanes, majoritairement nationalistes (syriens et libanais), qui relèvent généralement d’une musique d’art monodique modale levantine arabe. Au moment de son décès, le célèbre poète libanais Saïd Akl (1912-2014) écrit dans le quotidien Lisan al-Hal : « Les mélodies composées par Mitri al-Murr resteront des centaines d’année dans la mémoire de chaque Libanais. » Par ailleurs, il convient, selon le chercheur en musicologie, de noter également l’itinéraire d’une « très grande chanteuse beyrouthine, Marie Jubran (1911-1956), qui a su mener l’art du chant arabe issu de l’école al-Hamûlî à une apogée interprétative discographique tardive au milieu d’un XXe siècle qui a rompu avec cet art. »

Wadih Sabra, le père d’une musique nationale ou de colonisation forcée ?

Aux côtés de ces belles tentatives de musique d’art libanaise levantine, se sont développées des expériences de créolisation entre traditions monodiques modales et musiques occidentales harmoniques tonales. Ces dernières ont été saluées par certains mais condamnées par d’autres. L’exemple le plus probant serait certainement celui de Wadih Sabra (1876-1952) reconnu surtout (et presque exclusivement) par les Libanais comme étant le compositeur de l’hymne national libanais et le fondateur de l’école de musique occidentale à Beyrouth, sous le nom de Dar al-Musiqa, devenue le Conservatoire national de musique de Beyrouth en 1929. La musicographe libano-française Zeina Saleh Kayali, auteure de la biographie de Wadih Sabra, parue chez Geuthner en 2018, indique « que l’on apprécie ou non la démarche de Sabra, on ne peut nier son apport à la vie musicale au Liban et son œuvre pionnière qui a donné lieu à un genre musical qui, par la suite, a été repris par Toufic el-Bacha, Toufic Succar et Boghos Gélalian. » Et en guise de réponse à ceux qui comparent la musique de Sabra (qu’elle surnomme d’ailleurs « le père de la musique savante au Liban ») à une musique de colonisation et dévalorisent ses propos, elle ajoute : « C’est réducteur surtout que Wadih Sabra a beaucoup œuvré à valoriser la musique arabe et à démontrer son importance voire même sa supériorité sur la musique occidentale », tout en les invitant à consulter les conférences du compositeur libanais, précieusement conservées au CPML depuis 2016, pour mieux comprendre son parcours et peut-être éviter de jeter de tels anathèmes. Par ailleurs, il serait bon de noter que la LBCI, et dans le cadre de sa série de reportages intitulée « Le centenaire d’une nation », a consacré un épisode au compositeur de Koullouna lil watan, un épisode qui renferme certaines inexactitudes qu’il serait nécessaire d’ajuster. En effet, dans la vidéo diffusée, il y a près de deux semaines, il a été mentionné que Sabra avait composé une pièce intitulée Al-Makin alors qu’il s’agit de Al-Malakaïn (Les deux rois), un opéra en trois actes sur un livret en langue arabe, achevé en 1928. De plus, le reportage indique que l’opéra Mireille a été composé par Wadih Sabra alors qu’il s’agit du célèbre opéra en cinq actes, composé par Charles Gounod sur un livret de Michel Carré. Sabra a, cependant, eu le mérite de représenter en 1937 ce dernier, premier opéra français joué dans son intégralité au Moyen-Orient, dans le Grand Théâtre de Beyrouth, avec les élèves du conservatoire. Il avait alors reçu une lettre de Madame de Lassus, la fille de Gounod (conservée dans les archives du CPML), le félicitant pour cette interprétation.

Selon la chroniqueuse musicale, Wadih Sabra est parvenu à déployer les outils occidentaux de l’harmonie et du contrepoint au service de l’âme orientale. « Ce courant musical a également intrigué d’autres compositeurs qui ont tenté de révolutionner le langage musical au Liban qui stagnait depuis des siècles. Certains ont réussi, d’autres ont échoué. La seule constante dont on ne peut faire abstraction est le fait que ces compositeurs ont existé. On ne peut pas les ignorer ou faire comme s’ils n’avaient pas existé », affirme-t-elle avec force en notant qu’à partir de là, toutes les portes sont ouvertes aux critiques ou aux louanges. Parmi ces compositeurs, elle cite tout d’abord le père Boulos Achkar (1881-1962), un contemporain de Wadih Sabra dont « le parcours est similaire puisqu’il est remarqué pour la beauté de sa voix et envoyé en Europe (Italie) pour y acquérir une culture musicale ». « Il a fait connaître la musique orientale au monde musical européen et a introduit au Liban la musique occidentale », poursuit-elle, avant de « révolutionner » la musique maronite qui, jusqu’ici, était restée monodique et a cappella, en l’harmonisant et lui adjoignant un accompagnement à l’orgue. À ces deux derniers s’ajoutent les frères Ahmad Fleyfel (1902-1998) et Mohammad Fleyfel (1899-1985), tous deux élèves de Wadih Sabra pour les matières musicales théoriques : «  Ils ont créé un genre nouveau au Liban qui n’est autre que l’hymne patriotique. La fanfare, al-Afrah al-wataniya, qu’ils avaient fondée en 1920 est devenue en 1940 la fanfare officielle de la gendarmerie libanaise. Les hymnes qu’ils ont composés ont correspondu à un désir d’affranchissement d’abord du joug ottoman puis des différents mandats. » Kayali met l’accent sur le fait que ces « pionniers » ont ouvert la voie à l’émergence d’un « vrai » courant musical, peut-être dénué d’un fil conducteur, mais qui a donné naissance à de nombreux talents, parmi lesquels elle cite : Naji Hakim, Béchara el-Khoury, Zad Moultaka et Gabriel Yared. Elle conclut : « La musique est fédératrice et elle pourrait constituer un élément important dans la construction d’une identité libanaise. Beaucoup de peuples se sont construits autour de leur musique, pourquoi pas nous ? »

Concernant ce sujet, Nidaa Abou Mrad trouve qu’il est plus que normal qu’un pays pluriculturel comme le Liban puisse être à l’écoute des œuvres des grands maîtres de la musique d’art européenne, aux côtés de la « très grande » musique d’art du Levant. Cependant, le problème réside dans le fait que « certains aient voulu que la musique d’art européenne harmonique tonale devienne la seule musique digne de ce nom au Liban et que les compositeurs libanais de musique dite savante s’évertuent (au nom d’un certain darwinisme musical) à réaliser des créolisations musicales appliquant à des mélodies de facture autochtone monodique modale la grammaire harmonique tonale classique européenne ». Et ce n’est pas tout, il considère que c’est bien cette démarche qui a facilité l’émergence, après la Seconde Guerre mondiale, d’une musique libanaise de variété qui ne se souciait plus ni de grammaire musicale ni d’authenticité esthétique, qu’elle soit levantine ou européenne, mais seulement de « plaire à un peuple progressivement déculturé, dans un État phagocyté par les aspirations néophéniciennes au gain facile jusqu’à parvenir à l’effondrement du Grand Liban en 2020 ».

*Nidaa Abou Mrad est aussi professeur de musicologie, musicien (violoniste et compositeur) et médecin libano-français, en même temps que vice-recteur aux affaires académiques et à la recherche de l’UA et directeur du Centre de recherche sur les traditions musicales.

**Zeina Saleh Kayali est aussi vice-présidente du Centre du patrimoine musical libanais (CPML) et directrice de la collection Figures musicales du Liban aux éditions Geuthner.

« Si tu veux contrôler le peuple, commence par contrôler sa musique », écrivait Platon il y a plus de deux millénaires, dans La République, le plus célèbre ouvrage de la philosophie occidentale. Avant-gardistes, les musiciens, compositeurs, interprètes et théoriciens, ces dénicheurs du sublime, ont instauré, à travers les siècles, un savoir musical de qualité afin...

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Il y a tant d'infos dans cet article qu'on pourrait en tirer une dizaine de petits articles.

Stes David

12 h 07, le 10 septembre 2020

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  • Il y a tant d'infos dans cet article qu'on pourrait en tirer une dizaine de petits articles.

    Stes David

    12 h 07, le 10 septembre 2020

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