Un mois plus tard. Nous sommes nombreux, en évoquant la tragédie du 4 août, à dire « la bombe » au lieu de « l’explosion ». Ce mot résume ce qui nous a modelés, toutes les années où nous avons été menacés, avec nos êtres chers, dans nos corps et dans nos biens, pourquoi, pour qui ? Plus de quarante ans d’insécurité, de guerres, d’attentats, de menaces permanentes, c’est trop, beaucoup trop pour une brève trajectoire humaine. Au crépuscule de leurs propres vies, n’est-il pas temps pour les cinq ou six criminels qui se partagent le pouvoir comme un butin de leurs indignes combats de laisser enfin ce malheureux peuple vivre ? N’ont-ils pas suffisamment engrangé de richesses indues et acquis d’esprits médiocres à leurs causes fallacieuses ? Nous sommes de plus en plus nombreux aussi, car ce pays vieillit, à ne plus avoir le luxe du temps pour attendre leur mort – c’est ce qu’en toute simplicité nous appelons de nos vœux – et espérer voir l’horizon.
Un mois a été retranché de notre âge, où s’est révélée, s’il en était encore besoin, la profondeur du gouffre qui sépare les citoyens de la classe dirigeante ; l’ampleur du divorce dont, sous les lambris de Baabda, du Sérail et de Aïn-el-Tiné, nul ne semble se soucier. À quoi pensent donc ces visages fermés qui tentent devant les caméras des discours de plus en plus verbeux, de plus en plus creux et maladroits ? Sans doute à rien d’autre qu’à leur assise qui s’ébranle, et avec quelle perfidie la consolider.
L’histoire retiendra que nous n’avons reçu aucun geste de compassion, aucun mot de soutien sincère, rien qui dise que nous avons une autorité sur laquelle nous pouvons compter ; pas un enfant que l’un d’eux ait pris dans ses bras, rien pour les jeunes désormais poussés au départ par ceux-là mêmes qui les ont mis au monde et qui préfèrent les savoir loin plutôt que morts. Et ce n’est pas le président de la République qui les contredirait, lui qui a littéralement invité à émigrer « quiconque estime qu’il n’y a pas de personne intègre avec qui dialoguer dans cet État ». Ceux qui le peuvent émigrent, ou cherchent à émigrer. Que le président en tire ses conclusions. Aucun dirigeant n’a osé s’aventurer sur le terrain, à Achrafieh, à Gemmayzé ou à Mar Mikhaël. Ils savaient ce qu’il en coûterait à leur prestige. Ont-ils eu peur ? Ont-ils eu honte ? De tels sentiments peuvent-ils les traverser ?
Mardi soir, sur la 5e chaîne française, on entendait des analystes affirmer que tant qu’il y aurait un petit quelque chose à gratter sur le dos de ce pays, la bande qui occupe le pouvoir depuis trente ans, et qui s’est enrichie à milliards, ne lâcherait pas le morceau. Nous avons reçu Macron comme des orphelins abandonnés, isolés du monde, nous qui avons toujours eu soif du monde et la fierté de contribuer à son progrès. Après son départ, nous avons eu le sentiment d’être livrés à nos bourreaux.
Après son départ, restent les ruines des vieilles demeures qu’habitaient encore les derniers témoins d’une ville qui fut parfois heureuse. Lady Cochrane, née Yvonne-Anastasia Sursock, s’en est allée sans connaître la douleur d’être séparée de la sienne. Elle faisait partie de cette génération à qui de brèves périodes de prospérité ont permis de cultiver des valeurs, mener des combats pour la beauté, taquiner aussi les muses avec talent. En 1986, elle s’interrogeait – prémonition ou lucidité ? – sur l’Orient qu’elle voyait « rouler vers l’abîme » : « Quel raz-de-marée propulsé du dedans/Quelles forces aveugles enflées de débris/De valeurs à la dérive charriées par le temps/Feront de ces lieux le désert de l’Esprit ? » Fermer les yeux, ressusciter les blondes façades, les arches des vérandas paisibles d’où se déverse une munificence de jasmin et de magnolia, imaginer des conversations entrecoupées de voluptueux silences où passent, l’un portant l’autre, un ange avec la brise du large. Dans la réalité, tout cela n’avait plus sa place. Il ne s’agit pas seulement d’architecture, mais de tout un art de vivre à réinventer, un jour, quand nous ne serons plus une société guerrière, quand nous aurons fini de souffrir pour rien et que nous aurons le loisir de réveiller en nous l’esprit. Quand il nous sera permis de construire dans la durée. Quand les enfants reviendront ?
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Comme société, nous avons besoin maintenant d’une chirurgie majeure suivie d’une rééducation nationale d’au moins 10 ans ou d’une génération entière pour pouvoir créer ce pays que nous avons l’impression d’avoir plutôt rêvé que vécu. Il y’a encore quelques années, lorsqu’il aurait peut-être suffit de tirer les quelques pommes pourries de la caisse pour la sauver, nous aurions peut-être pu nous reconduire par nous mêmes vers des cieux plus cléments. Malheureusement, il devenu maintenant bien trop tard pour le faire par nous mêmes. Lorsque la caisse est saine on peut la sauver en enlevant les pommes pourries mais lorsque la caisse est pourrie elle ne peut être sauvée en y ajoutant des pommes saines. Nous avons besoin donc de qui nous opère depuis l’extérieur. Le mieux qui puisse nous arriver aujourd’hui serait un nouveau mandat, français ou international. Le pire serait la continuation de cette stupide (prétendue) indépendance pour laquelle nous n’avons jamais été prêts.
Fady Abou Hanna
18 h 32, le 03 septembre 2020