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Lifestyle - Disparition

« Le Liban renaîtra de vos rêves semés »

« Beyrouth respire par le vent qui vient de la mer. » En prononçant ces mots lors d’une interview en 2008, Lady Cochrane pouvait-elle imaginer qu’un autre type de « vent qui vient de la mer » puisse détruire et sa vie, et son œuvre en moins d’une seconde ?

« Le Liban renaîtra de vos rêves semés »

Lady Cochrane au faîte de sa beauté, une personnalité affirmée.

Le 4 août à 18h07, elle observait l’inquiétante colonne de fumée qui s’élevait du côté du port, à quelques centaines de mètres de son palais. Tout s’est effondré sur elle, boiseries, verre, fer forgé, avant qu’elle ait pu en prendre conscience. Par miracle, sa chaise roulante a amorti le choc : elle s’en est sortie avec quelques profondes blessures aux jambes. Dans une photographie prise à l’extérieur quelques minutes plus tard et alors qu’elle venait d’être dégagée des décombres, Lady Cochrane est assise sur une chaise, hagarde et incrédule, mais toujours digne, malgré des vêtements en lambeaux et les jambes en sang. « Sa première réaction a été de penser qu’il s’agissait d’un bombardement ou d’un tremblement de terre », indiquent ses enfants Isabelle et Roderick que j’ai rencontrés le jour de sa disparition, ce 31 août.

Lady Yvonne Sursock Cochrane venait de fêter ses 98 ans. Mais 98 ans, ce n’est pas une excuse pour mourir, surtout de négligence criminelle ou de criminalité tout court, et la nouvelle de sa disparition est un choc aussi insupportable à encaisser que la destruction de son palais et du dernier quartier authentique de Beyrouth, combat de sa vie.

Le jour de sa mort, le palais meurtri s’est muré dans un silence abyssal et réprobateur. Tout, jusqu’aux oiseaux, semble porter un deuil respectueux. Par les orbites sombres des fenêtres sans fenêtres, par les gerçures menaçantes des murs que l’on doit consolider avant l’effondrement, par les toitures sans tuiles dont on tente de rafistoler la charpente afin de poser des tôles avant les premières pluies, s’est évadée l’âme de la gardienne, comme si plus rien ne la rattachait désormais à ce lieu qu’elle avait tant aimé.

Lady Cochrane dans son magnifique palais. Photo Gregory Buchakjian

Petite sœur du Grand Liban

Héritière d’une famille dont elle faisait remonter l’origine à la Constantinople du XIIIe siècle, petite-fille de Moussa Sursock, entrepreneur de génie qui participa à l’essor de Beyrouth au XIXe siècle en créant un empire et en construisant cette incroyable maison, fille d’Alfred, qui en fit un musée vivant et finança la construction, entre autres, de la Résidence des Pins et de l’hippodrome afin de sauver les victimes de la grande famine, Yvonne Sursock avait de qui tenir.

Née en 1922, cette petite sœur du Grand Liban aura été rebelle jusque dans la date de son décès, la veille exacte du centenaire, dans un pied de nez à tout ce que ce pays a produit d’incompétence et de corruption en cent ans. Elle n’hésitait jamais à s’en prendre aux mythes : les réalisations de la France au Liban ? « Une catastrophe, qui a vidé les montagnes de leur population, de leur agriculture et de leur industrie en centralisant toute l’activité à Beyrouth. » La croissance fulgurante de Beyrouth au XXe siècle ? « Une anarchie de béton et de pollution qui a détruit le beau tissu urbain et la mer alentour. » La reconstruction de Beyrouth après-guerre ? « Une hérésie qui a fait disparaître des bâtiments historiques par centaines. » La classe politique ? « Ils tiennent tout et mènent le pays à sa perte, les jeunes n’ont pas de place ici. »

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Orpheline de père à deux ans, son éducation a été exclusivement assurée par des femmes : sa mère Dona Maria Theresa Serra di Cassano, de noblesse italienne, ses tantes Isabelle et Malvina, et la duchesse d’Uzès, et ceci explique certainement son féminisme avant la lettre. Elle devra à une gouvernante britannique et à une école de Londres son Queen’s English qui lui conférait une classe furieuse. Une éducation conventionnelle somme toute, qui la destinait à suivre la voie de sa mère : « Dona Maria restera aussi connue qu’elle, sinon plus, parce qu’elle menait une vie flamboyante dans les cercles officiels et pratiquait la charité », soulignent Isabelle et Roderick.

De fait, à vingt ans, Yvonne est une très belle jeune fille de la haute société. Un nez légèrement busqué et des traits d’une finesse affolante font d’elle une héritière de rêve. Mais au fil des ans, le regard et l’expression s’affirment et, très vite, apparaît une jeune femme dont tout indique qu’elle sera tout le contraire de ce qu’on attend d’elle. Dans un pays où la femme n’existe qu’à travers son mari, elle va se transformer en véritable chef de famille et d’entreprise.

Elle rencontre à 24 ans son futur mari, Sir Desmond Cochrane, officier de l’armée britannique, lors d’un déjeuner chez sa cousine Linda Sursock, et l’épouse très vite malgré les conseils d’une famille préférant les unions entre cousins. À un peu plus de trente ans, elle lui a déjà donné trois magnifiques garçons, Marc, Alfred et Roderick. Isabelle, qui a hérité de la beauté et de la finesse de ses deux parents, viendra bien plus tard, surprise inattendue qui fera le bonheur de son papa. Au fil des mots, Isabelle et Roderick lèvent le voile sur la mère, l’épouse, la maîtresse de maison, la femme d’action.

La maison, son bonheur et son malheur

La mère qu’elle fut tenait à ce que ses enfants aient la meilleure éducation, quitte à ce que cela soit fait à travers des nounous anglaises ou suisses, comme c’était de tradition. L’inconvénient de cette méthode fut un certain éloignement vis-à-vis des enfants : les aînés ont très tôt été envoyés à l’étranger. Quant aux cadets, ils ont souffert de cet éloignement de leur maman, presque exclusivement absorbée par ses activités. Ceci n’empêchait pas Yvonne de suivre de très près leurs études et leur parcours.

L’épouse et maîtresse de maison était habituée à commander, son mari compensant cet aspect « académique » avec beaucoup d’humour et d’activités avec ses enfants : monter à cheval, faire de la bicyclette, nager, jouer au ping-pong. « Elle était une mère poule, angoissant de savoir où on était en permanence, appelant quarante fois par jour, mais elle n’a pas réussi à comprendre que ses enfants avaient leur vie et leurs propres centres d’intérêt. Elle était trop présente. Elle voulait décider pour nous », souligne Isabelle, avant de tempérer : « Ce qu’elle a fait, elle l’a fait avec un cœur énorme, elle qui ne savait pas comment donner de l’affection. À la fin de sa vie, elle avait beaucoup changé et réclamait cette affection qui nous avait tellement fait défaut. » Pour Roderick, « elle n’aimait pas être contredite, se sentant intellectuellement supérieure à beaucoup de gens et, de ce fait, n’était à l’aise qu’entourée de personnes qui approuvaient ses choix. »

Et des choix, elle avait à en faire tous les jours, elle qui portait un immense patrimoine sur ses épaules dans le but de le sauvegarder. Au centre de la vie de Lady Cochrane, il y eut la maison, qui « passait avant tout. Elle a été son bonheur et son malheur. Ça a été toute sa vie, elle y est restée durant toute la guerre, ce qui a permis de la sauver », affirme Isabelle. Une « fidélité et un attachement à toute épreuve au pays », renchérit Roderick. « La maison demeure parce qu’elle y habitait tout le temps, souvent seule, reconstruisant avec une patience infinie après le terrible bombardement de 1978 », année durant laquelle elle a perdu Desmond dont elle était séparée depuis un certain temps. Mais elle est restée amoureuse de lui : « Le jour de sa mort, elle est restée au lit, dévastée », se souvient Isabelle. Et récemment encore, elle parlait toute seule en s’adressant à Desmond : « Attends-moi, s’il te plaît. »

Ce qui reste du palais Sursock, dévasté par l’explosion du 4 août. Photo Jad Ghorayeb

Ce n’est pas grave, nous reconstruirons

Être enfant de Lady Cochrane, c’était devoir partager sa maman avec la passion de celle-ci pour l’architecture et l’urbanisme, domaines dans lesquels elle avait suivi des études. Mais aussi avec la vie culturelle du pays : Festival de Baalbeck, Dar el-Fan, les Jeunesses musicales, le musée Sursock et surtout la réalisation de sa vie, l’Association pour la protection des sites et anciennes demeures (Apsad).

Lady Cochrane avait mis vingt ans à pouvoir prendre en main le patrimoine familial, dont il ne restait plus grand-chose après des décennies de gestion désastreuse, sa mère et sa tante Isabelle ayant tout délégué à des gérants sans scrupules. Depuis, elle ne déléguait plus, « surtout à ses propres enfants, ou alors en dirigeant à outrance », affirme Isabelle. « Elle n’était jamais prête à faire des concessions ou à changer d’avis », ajoute Roderick.

Dans l’intimité, le rôle de maîtresse de maison, qui recevait dans de nombreux dîners toute la haute société beyrouthine, n’a jamais empêché Lady Cochrane de se couler dans des vêtements relax, ce qu’elle adorait faire de longues heures durant dans son palais. Et, secret de sa longévité ou pas, elle prenait un petit verre de vodka après tous les repas. Avec le temps et l’âge, la maman s’est rapprochée de ses enfants. « On s’appelait quatre fois par jour. Elle était parfaitement lucide », dit Isabelle. « Elle avait toujours de petites anecdotes sympathiques sur ses vieilles tantes. Et elle racontait récemment qu’elle avait eu beaucoup d’admirateurs », s’amuse Roderick.

Lady Cochrane n’a jamais renoncé face à l’adversité. Le lendemain de l’explosion, elle affirmait : « Ce n’est pas grave, nous reconstruirons », se souvient Isabelle, qui rapporte également une scène étonnante : « Quatre jours avant sa mort, elle s’était ressaisie, appelant son assistante et annonçant qu’elle allait mettre en place un plan de jardin public. » Lady Cochrane est morte d’un arrêt du cœur vingt-sept jours après l’explosion, sans doute des suites du traumatisme subi. Au grand dam de la famille, les médecins ont refusé de mentionner l’explosion dans les « causes secondaires ». Ainsi s’achève la dernière page d’un certain Liban, né d’un espoir insensé et détruit par des dirigeants peu scrupuleux. Mais il ne tient qu’à nous de faire de cette disparition le premier chapitre du second tome, et pour cela, c’est elle-même qui nous montre la voie dans un poème rédigé en 1975 : « Le Liban renaîtra de vos rêves semés, à même la terre où vous vous êtes couchés. Et la moisson sera telle que vous l’aurez voulue, Ô tendres mais inflexibles enfants de l’absolu. »

Le 4 août à 18h07, elle observait l’inquiétante colonne de fumée qui s’élevait du côté du port, à quelques centaines de mètres de son palais. Tout s’est effondré sur elle, boiseries, verre, fer forgé, avant qu’elle ait pu en prendre conscience. Par miracle, sa chaise roulante a amorti le choc : elle s’en est sortie avec quelques profondes blessures aux jambes. Dans une...

commentaires (2)

Toute mes condoléances aux Sursock, avec lesquels nos familles Zahar, Debbané, Pharaon, Audi, Naggear, et tant d'autres familles melkites (Grecques-catholiques et Grecques-orthodoxes) sont liées, familles liées aux premiers présidents libanais. Toutes ces familles, qui sont la véritable élite orientale, plus spécifiquement libanaise disparaissent irrésistiblement, avec nos anciens qui conservent une mémoire que nos générations présentes ne retiennent plus. Aussi irrésistiblement que s'efface l'identité chrétienne du pays, qui est son âme, les liens maternels et bienveillants avec la mère patrie, la France, présent au moins depuis Saint Louis, le roi des rois terrestres, s'estompent pour offrir la Phénicie aux chaînes voraces, criminelles et même terroristes de pays eux absolument étranger. Ces même familles constituèrent l'élite de l'Égypte pré nasserienne, avant de s'exiler, généralement pour le meilleur, en France (ce fût le cas de mon père) ou en Amérique du Nord. Bien avant cela ils furent fortune dans tous les autres continents, à commencer par l'Amérique du Sud où ils sont encore une majorité dans cette élite minoritaire. La disparition de Madame Yvonne Sursock est un deuil pour toutes nos familles d'abord, pour tous les libanais aussi.

Nicolas ZAHAR

15 h 25, le 04 septembre 2020

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Commentaires (2)

  • Toute mes condoléances aux Sursock, avec lesquels nos familles Zahar, Debbané, Pharaon, Audi, Naggear, et tant d'autres familles melkites (Grecques-catholiques et Grecques-orthodoxes) sont liées, familles liées aux premiers présidents libanais. Toutes ces familles, qui sont la véritable élite orientale, plus spécifiquement libanaise disparaissent irrésistiblement, avec nos anciens qui conservent une mémoire que nos générations présentes ne retiennent plus. Aussi irrésistiblement que s'efface l'identité chrétienne du pays, qui est son âme, les liens maternels et bienveillants avec la mère patrie, la France, présent au moins depuis Saint Louis, le roi des rois terrestres, s'estompent pour offrir la Phénicie aux chaînes voraces, criminelles et même terroristes de pays eux absolument étranger. Ces même familles constituèrent l'élite de l'Égypte pré nasserienne, avant de s'exiler, généralement pour le meilleur, en France (ce fût le cas de mon père) ou en Amérique du Nord. Bien avant cela ils furent fortune dans tous les autres continents, à commencer par l'Amérique du Sud où ils sont encore une majorité dans cette élite minoritaire. La disparition de Madame Yvonne Sursock est un deuil pour toutes nos familles d'abord, pour tous les libanais aussi.

    Nicolas ZAHAR

    15 h 25, le 04 septembre 2020

  • Étonnant papier qui n’a rien de ces panégyriques qui semblent être d’habitude des propos obligés au décès de quelqu’un. Ça me plaît, ce ton-vérité.

    Marionet

    08 h 22, le 02 septembre 2020

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