Ne jamais oublier l’essentiel… En période de crise existentielle, un passage obligé s’impose : faire preuve de discernement, ne pas se tromper de bataille, éviter les diagnostics incomplets, voire trompeurs. Lorsqu’un pays va à la dérive, il devient impératif de ne pas se focaliser presque exclusivement sur la partie visible de l’iceberg en occultant la masse la plus volumineuse, la plus nuisible, celle au-dessous du niveau de l’océan.
L’opinion libanaise, et a fortiori les réseaux sociaux, se trouvent aujourd’hui face à ce danger, celui du politiquement correct, de la facilité dans la perception d’un problème. Oui, il est urgent de mettre le holà, sans tarder, au clientélisme, à l’affairisme et à la négligence maladive d’une large faction de la classe dirigeante. Mais il s’agit là d’une condition nécessaire, vitale, mais nullement suffisante. Nul ne saurait contester le fait que l’effondrement économique et financier auquel est parvenu le pays est dû dans une large mesure à la conduite honteusement irresponsable de nombre d’officiels au fil des ans.
La double explosion apocalyptique du 4 août est la dernière en date des nombreuses manifestations d’irresponsabilité criminelle. Mais force est de relever à cet égard qu’un haut degré de discernement s’impose dans cette affaire. Si pendant six ans, aucun ministre, aucun pôle de l’exécutif, aucun fonctionnaire directement concerné n’a réagi aux différentes notes (au moins cinq, de 2014 jusqu’au 20 juillet dernier ! ) mettant en garde contre le danger de la présence de ces grandes quantités de nitrate d’ammonium au port, c’est qu’une faction très puissante faisait obstruction durant toute cette période en imposant son tempo et sa ligne rouge à l’action des appareils exécutif, sécuritaire et administratif de l’État.
Cela n’absout nullement tous ceux qui « savaient » mais qui n’ont pas eu le courage de réagir pour écarter le danger réel qui planait sur la capitale. Mais ce serait tout aussi lâche, et criminel, de réclamer des comptes à ceux-là uniquement, à ceux qui ont péché par omission, et d’occulter LE véritable responsable qui a imposé manu militari le maintien au port de ces cargaisons qui ont provoqué l’apocalypse du 4 août – que ce soit le nitrate, des munitions, des explosifs ou des missiles. Ne pas stigmatiser ceux qui ont péché par action reviendrait à commettre un autre péché par omission en mettant en danger d’autres régions du pays où sont sans doute entreposés explosifs, missiles et toutes sortes d’armes destructrices, sans tenir compte des impératifs de sécurité de la population civile.
C’est cette loi du silence, entretenue d’année en année par le clientélisme et l’affairisme pratiqués au niveau des structures étatiques dans le but de « couvrir » le para-État, qu’il est devenu impératif de briser. En clair, les Libanais ne sont plus en mesure désormais de subir dans le même temps le fait accompli milicien ainsi que les pratiques du pouvoir qui ont mené tous deux le pays à l’effondrement économico-financier et au drame du 4 août.
Aujourd’hui, il y a urgence : pour de très larges fractions de la population, la priorité est à la reconstruction de la capitale, à la relance économique, au redressement financier, au règlement des problèmes sociaux, à la recherche de solutions aux difficultés rencontrées par les écoles et les universités, au rétablissement d’une vie normale. Les Libanais n’ont plus les moyens – matériels et psychiques – d’endurer davantage d’épreuves pour libérer la Palestine, sauver le régime de Bachar el-Assad, soutenir les houthis au Yémen ou l’opposition à Bahreïn, faire la guerre à l’Arabie saoudite ou à la Turquie (à Idleb), aider le pouvoir autocratique au Venezuela… Le tout afin de servir les objectifs stratégiques des pasdaran iraniens. Cinq décennies de sacrifices suffisent…
Au cours d’une récente allocution, il y a quelques jours, le chef du groupe parlementaire du Hezbollah, Mohammad Raad, s’est prononcé haut et fort pour un « Liban de la résistance » – ce qui entraîne des guerres sans fins et sans horizons –, critiquant dans son envolée « le Liban des pubs et des night-clubs ». Ce sont précisément ces aventures guerrières sans issues que la population, dans son écrasante majorité, n’est plus en mesure de subir et c’est plutôt à une vie normale qu’elle est en droit d’aspirer, notamment une vie nocturne festive, n’en déplaise à Mohammad Raad.
Ce choix existentiel avancé par le député du Hezbollah a une conséquence : l’importance de dissocier très clairement les pratiques du pouvoir de la réforme du système politique en place, qui nécessite un très long dialogue en profondeur, calme et serein. Car ce n’est certainement pas dans un climat d’exacerbation des tensions sectaires et de propagation de courants jihadistes qu’il serait possible de débattre de l’avenir d’une société aussi pluraliste et complexe que celle du pays du Cèdre.
commentaires (7)
Oui Sissi " mieux vaut se séparer et laisser chacun à ses croyances". Nous le pensons de plus en plus : le Liban n'est pas "message", il ne l'a jamais été. Arrêtons de nous mentir. En l'absence d'une vision commune que chacun se gouverne comme il l'entend. Séparons-nous et cette fois-ci nous n'accepterons pas de laisser de plumes. Nous n'accepterons plus de nous exiler.
BAPTISTE Hoda
17 h 52, le 21 août 2020