
Les choristes entonnant la célèbre chanson de Majida el-Roumi lors du concert, samedi soir, en hommage à l’armée libanaise. Une chanson dont l’interprétation a suscité la polémique ce week-end. Capture d’écran du concert
L’événement devait être un hommage grandiose à l’armée à l’occasion de son 75e anniversaire, qui tombe à l’un des pires moments de la vie du Liban et du monde. Un concert intitulé Pour toi, Liban, organisé samedi soir par l’association « Libanais et fier » dans le site pittoresque de Nahr el-Kalb, retransmis par la presque totalité des chaînes de télévision et animé (sans public, coronavirus oblige) par de grandes stars de la chanson libanaise.
Le résultat est loin de celui recherché par les organisateurs... Dans la foulée du concert, une polémique a immédiatement éclaté autour de l’un des titres joués, l’ultracélèbre Ya Beyrouth de la diva libanaise Majida al-Roumi, repris par le chœur. En cause, le passage « La révolution naît des entrailles de la tristesse », simplement fredonné par les choristes, à en juger par les vidéos de la retransmission de l’événement. Dans un Liban en proie à des crises graves et multiples, dont la population est excédée et assommée par l’effondrement économique brutal en cours et animée par un vif ressentiment à l’égard de l’ensemble de ses dirigeants, il n’en fallait pas plus pour soupçonner les organisateurs d’avoir « tronqué » la célèbre chanson patriotique, à un moment où la révolte populaire gronde toujours. Les réseaux sociaux proches de la révolution du 17 octobre se sont ainsi enflammés hier après ce que les activistes ont estimé être une « censure » à l’encontre de la contestation contre la classe dirigeante. Toute la journée de dimanche, le hashtag « La révolution naît des entrailles de la tristesse » était en tête sur Twitter des hashtags les plus utilisés au Liban. Un très grand nombre d’internautes, sur Twitter et Facebook, se contentant d’écrire la phrase « La révolution naît des entrailles de la tristesse » sur leur « mur », dans une claire désapprobation du concert. La vidéo montrant ce passage de la chanson a été partagée des milliers de fois.
« Au cours de la fête de l’Armée, ils ont remplacé la phrase “La révolution naît des entrailles de la tristesse” par des la-la-la. On en est là ? Ils ont à ce point peur de l’idée et du mot révolution ? Et des entrailles de la tristesse (dans lesquelles nous sommes aujourd’hui) ? Comment les choristes ont-ils accepté une telle modification des paroles d’une chanson ? Où est leur crédibilité artistique ? » a écrit le réalisateur Lucien Abou Rjeily, proche des milieux de la contestation. « Ils continueront d’essayer de réprimer, de museler et de tuer la révolution. Mais la révolution est une pensée, et une pensée ne se tue pas (...) Nous vaincrons », a-t-il renchérit dans un autre tweet.
« Honte à celui qui a effrayé le régime du Baas (le régime syrien) par un klaxon de craindre une phrase aujourd’hui », a écrit de son côté l’activiste Wadih el-Asmar sur Facebook, en allusion au parti fondé par le président de la République Michel Aoun.
« Si nous voulions censurer le titre, pourquoi l’inclure ? »
Selon des informations rapportées par la chaîne LBCI, le commandement en chef de l’armée a assuré n’avoir rien à voir avec cette modification des paroles de la chanson, précisant n’avoir rien demandé à cet égard. Nous n’avons pu joindre le bureau de presse de l’armée pour confirmer indépendamment cette information. Mais le chanteur Ghassan Saliba, l’une des stars du concert, a laissé entendre à notre confrère an-Nahar qu’il y a bien eu « certaines directives de l’armée, ce qui est normal puisque le concert les concerne », sans pour autant commenter cette affaire en particulier.Ce n’est que plusieurs heures après le début de la polémique, hier en début d’après-midi, que les organisateurs du concert ont publié un communiqué dans lequel ils ont exprimé leur étonnement face à la polémique et assuré qu’il s’agit d’un malentendu. Dans son texte, l’association « Libanais et fier » précise ainsi que la chanson a été interprétée avec la technologie de la double voix : une moitié de la chorale chantant les paroles et l’autre fredonnant une rythmique sonore. « Si le but était de supprimer un extrait de la chanson, celle-ci n’aurait pas été initialement incluse dans le répertoire lyrique » du concert, assure l’association, qui réfute par là même toute « censure ». Elle « condamne » en outre et « s’étonne de la campagne malveillante et mensongère sur les réseaux sociaux, destinée à nuire à son succès ».
Joint par L’Orient-Le Jour, Fadi Fayad, président de « Libanais et fier », affirme n’avoir été au courant de la polémique qu’à son réveil hier dimanche, et qu’il ne s’attendait pas du tout à ce type de réactions. « Nous voulions organiser un événement qui rende hommage à l’armée tout en redonnant espoir aux Libanais, assure-t-il. Si nous avions voulu censurer ce titre de Majida el-Roumi, pourquoi l’inclure dans le répertoire ? Qu’est-ce qui, dans ces mots-là, est si dangereux qu’on aurait voulu les censurer? Une autre chanson révolutionnaire, chantée dans ce même concert par le grand Ghassan Saliba, aurait alors dû être totalement rayée du répertoire. »
M. Fayad dit lui-même soutenir la révolution du 17 octobre depuis ses premiers jours, et invite tous les détracteurs du concert à réécouter le discours qu’il a lui-même prononcé au début de l’événement, porteur selon lui d’un message révolutionnaire. « Il n’y a eu aucune censure, le chœur était divisé en deux et la caméra a dû être fixée sur les choristes qui fredonnaient cette phrase, mais je peux assurer qu’elle a été chantée intégralement, poursuit-il. Je suis très surpris par ce tollé, n’ont-ils rien retenu d’autre de ce concert ? Faut-il nuire à l’image de la seule institution qui continue à nous rassembler tous ? »
À la question de savoir pourquoi avoir autant tardé à publier un communiqué, M. Fayad a invoqué la longue soirée de travail qui s’est terminée très tard. « Il a fallu se réunir le lendemain et rédiger ce texte que nous avons publié dans l’après-midi », dit-il.
Le droit de porter plainte
Michel Fadel, le compositeur qui a réarrangé les musiques pour ce concert et dirigé l’orchestre et le chœur, était injoignable pour un commentaire.
Mais c’est la réaction de l’entourage de la diva Majida el-Roumi qui était significatif. En journée, Awad el-Roumi, frère de la chanteuse, a indiqué à un site internet qu’il n’écartait pas des poursuites judiciaires contre les organisateurs du concert. Ce qu’il a confirmé à L’Orient-Le Jour un peu plus tard. « Nous nous réservons le droit d’engager des poursuites contre les organisateurs, même si nous n’avons pas encore décidé de le faire », affirme-t-il. Il mentionne « le respect de la mélodie et du texte d’une chanson, véritable icône du répertoire, qui s’est transformée en hymne dans l’esprit des Libanais ». Interrogé sur l’explication donnée par les organisateurs, M. Roumi la juge peu convaincante. « J’ai écouté l’enregistrement comme tout le monde, ils ne peuvent pas nous raconter n’importe quoi », dit-il. Pour autant, il ne pense pas qu’il s’agisse d’une censure à proprement parler, mais plutôt « d’une altération inacceptable de la chanson ».
M. Fayad se dit surpris par cette réaction des proches de la diva avec qui, assure-t-il, il entretient d’excellentes relations. M. Roumi, pour sa part, précise qu’elle a été mécontente de cette version de sa célèbre chanson.
Qu’il s’agisse d’accusations de censure ou de querelle artistique, cette flambée sur les réseaux sociaux ne peut qu’être l’indicateur de braises qui, dans un Liban qui s’effondre et dont les dirigeants restent désespérément dans le déni et l’inaction, continuent de brûler sous la cendre.
Et ben... beaucoup de bruits pour pas... grand chose. Si c'est tout ce qui est retenu de ce très beau concert. Dommage. Finalement j'ai de la chance de ne pas du tout comprendre les paroles et de n'avoir pas grandi dans cette culture. Ainsi j'ai pu apprécier la musique et les chœurs ainsi que les voix des artistes. Au-delà de cette polémique.
16 h 22, le 03 août 2020