La proposition du patriarche maronite Mgr Béchara Raï de déclarer la neutralité du Liban s’impose aujourd’hui à l’actualité politique. Lancée il y a deux semaines dans le cadre de son homélie dominicale, l’idée se voulait une solution pour la crise actuelle dans laquelle se débat le pays. Pour le patriarche maronite, le Liban est en train de payer le prix fort, non pas de son alignement sur un axe régional et international contre l’autre, mais parce qu’une partie influente au Liban est un membre important dans l’axe dit de la résistance, considéré comme hostile aux États-Unis et à Israël. En raison de sa représentativité réelle et du réseau d’alliances internes tissé tout au long des dernières années, cette partie a réussi à former un gouvernement qui évolue dans son orbite et, par conséquent, il est victime, et à travers lui le pays tout entier, d’un isolement international et régional qui prive les Libanais de toute aide consistante indispensable pour assurer une sortie de crise. C’est dans ce contexte que le patriarche Raï a décidé de lancer son idée de la neutralité, dans une tentative de calmer ceux qui considèrent que le gouvernement de Hassane Diab est totalement aligné sur le Hezbollah, en leur montrant qu’il se situe à égale distance des deux grands axes mondiaux.
Dans un souci d’agir rapidement et de provoquer un choc positif sur le plan interne, régional et international, le patriarche des maronites a lancé l’idée sans avoir approfondi le concept et il a dû, dans les semaines qui ont suivi l’annonce, apporter des précisions notamment au sujet d’une impossible neutralité face à Israël et au conflit israélo-palestinien.
Toutefois, le patriarche Raï avait à peine achevé son homélie que presque immédiatement les figures traditionnelles du 14 Mars ont saisi l’occasion de réapparaître sur la scène publique et de s’approprier les propos du cardinal Raï.
Ainsi, si la visite de l’ancien président du Conseil Saad Hariri à Bkerké était tout à fait normale et prévisible, le chef du courant du Futur étant considéré comme le représentant de l’islam modéré et il a personnellement gardé des relations très cordiales avec le chef de l’Église maronite, celle de son prédécesseur Fouad Siniora, perçu comme un des faucons du courant du Futur, a été plus spectaculaire. Plusieurs autres figures du mouvement du 14 Mars ont à leur tour pris le chemin de Bkerké et de Dimane, et ceux qui ne s’y sont pas rendus ont fait des déclarations d’appui à la proposition du patriarche maronite.
Qu’il s’agisse d’une démarche préméditée ou non, cet appui spectaculaire de la part des symboles du 14 Mars à la neutralité proposée par Raï et les comparaisons qui ont été faites entre cette position et le fameux appel de 2000 du patriarche Nasrallah Sfeir sur le retrait des troupes syriennes après celui de l’armée d’occupation israélienne, ont en pratique détourné l’idée du patriarche en en faisant une position politique hostile à l’axe dit de la résistance et plus précisément à l’Iran et à son allié libanais, le Hezbollah, même si Mgr Raï a déclaré que sa proposition n’était dirigée contre personne.
Jusqu’à présent, le Hezbollah a gardé un mutisme prudent sur ce sujet. Mais, selon ses proches, il préparerait une visite à Bkerké, mais après que la polémique se sera calmée. En tout cas, l’idée du patriarche Raï est devenue un sujet de débat virulent qui divise les Libanais au lieu de leur créer un filet de sécurité, selon l’objectif initial. Le camp du 8 Mars qui s’est spontanément reconstitué face à celui du 14 Mars a immédiatement considéré que la proposition est un moyen détourné de faire le jeu des Américains et à travers eux des Israéliens, en cherchant à pointer du doigt le Hezbollah pour le contraindre à déposer ses armes, une décision qui, selon lui, profite en premier lieu aux ennemis du Liban. De même, les proches du 8 Mars ont critiqué ceux qui dénoncent l’influence iranienne au Liban, en leur demandant où perçoivent-ils les signes de cette influence. Le Liban est-il en train de s’aligner aux côtés de l’Iran dans le conflit qui l’oppose aux Américains ? En dépit des propositions iraniennes avantageuses pour lui, le Liban est-il en train d’acheter du pétrole, du fuel, du mazout, des médicaments ou quoi que ce soit d’Iran, violant ainsi les sanctions américaines imposées à ce pays ? Pour le 8 Mars, le Liban officiel ne donne aucun avantage particulier à l’Iran. Mais il est clair, selon ce camp, que ce qui lui est demandé ce n’est pas d’être neutre, mais bien de rejoindre le camp des ennemis de l’Iran. Tous ceux qui ont détourné pour leur compte la proposition du patriarche ne veulent nullement la neutralité du Liban mais, au contraire, que celui-ci se rallie à la guerre économique et politique menée contre l’Iran et le Hezbollah. Ils ont vidé le mot de neutralité de son sens et reprennent le même scénario que celui de la position par rapport à la guerre en Syrie. Le principe de la dissociation du Liban des conflits en cours dans la région n’a été lancé que lorsque le Hezbollah a commencé à intervenir dans le conflit aux côtés du régime syrien. L’idée n’avait pas été évoquée lorsque certaines parties libanaises aidaient les différentes factions de l’opposition syrienne.
Pour le 8 Mars, sous couvert de neutralité, on cherche aujourd’hui à entraîner le Liban dans un conflit qu’il ne peut pas mener, aux côtés du camp hostile aux Iraniens et contre une partie de sa propre population, car ce serait destructeur pour tout le monde.
Enfin, les personnalités du 8 Mars rappellent que la neutralité est un statut juridique qui doit être reconnu internationalement. De plus, ce statut ne constitue pas une protection. Il faut se rappeler, par exemple, comment le 10 mai 1940, les forces de Hitler ont envahi les Pays-Bas et la Belgique, malgré le fait que cette dernière était couverte par le statut de neutralité. Les parachutistes allemands ont ainsi sauté sur Liège et, le 28 mai, le roi Léopold de Belgique a signé la capitulation de son armée...
J'espère que l'article soulèvera la curiosité du rédac en chef pour poser la question suivante à l'auteure; qui sont les personnalités du 8 mars auxquelles l'article fait allusion? et de rappeler Madame Haddad que le peuple libanais n'est pas dupe à ce point.
14 h 03, le 22 juillet 2020