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Semeurs de vent

Autour de la grande table qui nous réunit tous les soirs en fin de semaine, nous avons appris à moduler nos voix pour ruser avec l’écho importun qui se mêle à nos conversations. La pièce est cubique et l’on peut aisément imaginer les sons bondir de mur en mur, ricocher sur les assiettes et les verres, plonger dans la soupe tandis que chacun bride sa véhémence et s’impose une sourdine pour que ce moment reste paisible et que les échanges ne finissent pas en cacophonie. Par sa configuration, cette salle à manger nous aura éduqués depuis l’enfance à ne pas tous parler en même temps. Meublée de rebuts qui y retrouvent une nouvelle carrière, un lustre d’église en fer blanc privé d’une bonne partie de ses pendeloques ; un miroir dans un cadre immense de style Nouille où, jadis, une joueuse de lyre caressait ses cordes en silence sur le fond noir d’une tapisserie au point d’ombre ; un vaisselier si haut qu’on n’y a jamais rien rangé au-delà de la première étagère… la pièce est surtout placée sous la tutelle d’un portrait.

Le nez d’abord, péninsulaire comme on les fait dans notre village ; les yeux petits et noirs, enfoncés sous le pli des paupières qui sourient des pattes ; la moustache, blanche entre les pommettes rubicondes et les joues burinées, opulente, retombant en dents de morse, couvrant les lèvres ; le couvre-chef enfin, cloche de paysan en laine bouillie entourée d’un grand foulard blanc pour éponger la sueur les jours de peine et servir de suaire au jour dernier. Cet homme est notre arrière-grand-père. Il ne reste personne de ceux qui l’ont connu, et nul ne saurait dire si le portrait est fidèle. Il a été reproduit depuis quelques années d’après un daguerréotype désargenté. Les couleurs encore vives lui confèrent un côté anecdotique. De tout ce qui, dans ce lieu, est rescapé de divers déluges, il est le seul que la patine n’a pas encore gagné. Pourquoi notre père a-t-il tenu à le soustraire à l’oubli en faisant exécuter ce portrait ?

La raison est que cet aïeul, nous lui devons, paraît-il, l’existence. Non qu’il nous ait banalement transmis une partie de ses gênes. Il a surtout rendu possible cette transmission en contribuant à sauver sa communauté de la famine. Dans un Mont-Liban étranglé entre le blocus des Alliés et la piétaille ottomane, il équipait sa mule et partait de nuit vers le Hauran, seul ou avec tout au plus un compagnon pour ne pas attirer l’attention. La route était longue, dangereuse, semée d’embûches, mais il était tenace et déterminé. De l’autre côté de la montagne et de la plaine, au bout d’un voyage de plusieurs jours sans doute, dormant dans les ornières, se lavant aux ruisseaux, il ramenait le précieux petit chargement de blé et de légumineuses qui suffirait à maintenir en vie quelques dizaines de personnes, quelques dizaines de jours, jusqu’à l’expédition suivante. Le manège a duré tout au long de ces sinistres années 1915 à 1918 où dans tout le pays les gens tombaient d’inanition ou succombaient aux maladies faute d’immunité. Le peu de vivres disponible était alors soumis à des rituels de parcimonie, allongé de diverses manières, mélangé à des herbes sauvages, dilué dans des soupes dont on ne voudrait pas connaître le goût. Il ne s’agissait que de tenir.

Étrange destin que celui de ce « Grand Liban », né de la famine et qui renoue avec celle-ci au seuil de son centenaire. Qu’est-ce qui a été fait pour un semblant d’autosuffisance alimentaire depuis lors ? Rien, semble-t-il, puisque les agriculteurs ne bénéficient d’aucune stratégie d’arrosage, de fertilisants ou même d’écoulement de leurs produits. Voyant venir la crise, nous avons tous eu l’élan de jouer les paysans du dimanche, nous réjouissant comme d’un miracle de l’apparition de quelques tomates ou concombres sur nos balcons. N’ayant aucune proposition de rechange, le vide qui nous gouverne a saisi la balle au bond, nous administrant de concert quelques stances sur le retour à la terre et adoptant les poses idoines pour donner l’exemple. Les agriculteurs n’en reviennent toujours pas de la photo de Gebran Bassil maniant une pelle, en chapeau de pêcheur : rien ne se plante en juillet ! Le chef du CPL semait-il le vent ? On sait ce qu’on récolte dans ces cas-là. L’agriculture n’est pas jardinage de plaisance. Sur la table de nos dimanches, en revanche, il y aura toujours ce plat fétiche qu’au village on appelle « ottayfé », mélange de mauvaises herbes, d’un peu d’oignon et d’une poignée de blé broyé. Et souvent, il nous semble voir, dans le regard de l’aïeul qui y veille, une lueur de gourmandise et de satisfaction.

Autour de la grande table qui nous réunit tous les soirs en fin de semaine, nous avons appris à moduler nos voix pour ruser avec l’écho importun qui se mêle à nos conversations. La pièce est cubique et l’on peut aisément imaginer les sons bondir de mur en mur, ricocher sur les assiettes et les verres, plonger dans la soupe tandis que chacun bride sa véhémence et s’impose une...

commentaires (9)

Merci Fifi pour cette généreuse ottayfeh partagée, et pour l'éclat de rire à la description du sulfureux imposteur fourchu, la terre ne prodigue ses dons qu'aux âmes qui les méritent.

Christine KHALIL

17 h 53, le 16 juillet 2020

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Commentaires (9)

  • Merci Fifi pour cette généreuse ottayfeh partagée, et pour l'éclat de rire à la description du sulfureux imposteur fourchu, la terre ne prodigue ses dons qu'aux âmes qui les méritent.

    Christine KHALIL

    17 h 53, le 16 juillet 2020

  • Sectaire et sectaire vs resterez . Les moqueries dont font l'objet les articles de Scarlett Haddad ne se comptent plus et pourtant ... vs les publiez sans problème . Il faut s'y faire tant que l'OLJ est le seul quotidien francophone dans le pays .

    Hitti arlette

    15 h 03, le 16 juillet 2020

  • les sons bondir de murs en murs...plonger dans la soupe . merci.

    Helou Helou

    13 h 34, le 16 juillet 2020

  • On se serait bien passes de la saga familiale de la chere Fifi avant de lire deux mots concernant le grand Liban .

    Hitti arlette

    12 h 01, le 16 juillet 2020

  • "Non qu’il nous ait banalement transmis une partie de ses gênes". Peut-être vous-t-il transmis une partie de ses "gênes" d'ordre matériel ou social, mais il vous a certainement transmis une partie de ses gènes: hérédité oblige!

    Georges MELKI

    10 h 35, le 16 juillet 2020

  • Il ne peuvent pas aidé les agriculteurs à améliorer leurs outillages et inonder les marchés de produits bios bon marche et bons pour la santé des libanais puisqu’ils sont là à cultiver la haine et faire prospérer les machines de guerre pour tuer et régner en maître sur jadis le grenier du moyen orient qui a toujours été connu pour ses exportations de fruits et de légumes à l’époque ou c’était encore un pays respecté par tous. Ils préfèrent la mendicité et les vols à la dignité et à l’honnêteté.

    Sissi zayyat

    10 h 14, le 16 juillet 2020

  • ...""rien ne se plante en juillet ! Le chef du CPL semait-il le vent ? On sait ce qu’on récolte dans ces cas-là""................................Il a récolté la tempête du 17 octobre, (héla hoooooo, et la perte de son ministère régalien) et c’est tellement prosaïque de le commenter. On peut planter en juillet, (les plantes vendues en petits pots) et c’est un jardinier averti qui vous le dit, sauf que souvent la reprise est décevante, si l’on n’a pas la main verte. Mais, pour ce jardinier du dimanche (il reprend en politique les vieilles recettes, et il n’est pas le seul) qui se présente en modèle à suivre, que de campagnes et de propagande sur les réseaux sociaux en vue du fauteuil présidentiel. Si celui-ci a coûté par le passé beaucoup de sang, il pourrait coûter pour ses partisans, tout même des bêtises. Toujours ravi de vous lire.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    09 h 41, le 16 juillet 2020

  • Le massacre du boom de l'immobilier a englouti les terres agricoles autour des communes. Encore faut-il trouver des terres arables accessibles pour se lancer dans ce qui ressemble à un sport de riches.

    Desperados

    09 h 17, le 16 juillet 2020

  • oui ,G.Bassil n'est sans aucun doute pas le bon exemple mais le retour à l'agriculture du pays ,au Liban et partout dans le monde, est indispensable; on le comprendra peut etre trop tard;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    00 h 19, le 16 juillet 2020

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