Le nez d’abord, péninsulaire comme on les fait dans notre village ; les yeux petits et noirs, enfoncés sous le pli des paupières qui sourient des pattes ; la moustache, blanche entre les pommettes rubicondes et les joues burinées, opulente, retombant en dents de morse, couvrant les lèvres ; le couvre-chef enfin, cloche de paysan en laine bouillie entourée d’un grand foulard blanc pour éponger la sueur les jours de peine et servir de suaire au jour dernier. Cet homme est notre arrière-grand-père. Il ne reste personne de ceux qui l’ont connu, et nul ne saurait dire si le portrait est fidèle. Il a été reproduit depuis quelques années d’après un daguerréotype désargenté. Les couleurs encore vives lui confèrent un côté anecdotique. De tout ce qui, dans ce lieu, est rescapé de divers déluges, il est le seul que la patine n’a pas encore gagné. Pourquoi notre père a-t-il tenu à le soustraire à l’oubli en faisant exécuter ce portrait ?
La raison est que cet aïeul, nous lui devons, paraît-il, l’existence. Non qu’il nous ait banalement transmis une partie de ses gênes. Il a surtout rendu possible cette transmission en contribuant à sauver sa communauté de la famine. Dans un Mont-Liban étranglé entre le blocus des Alliés et la piétaille ottomane, il équipait sa mule et partait de nuit vers le Hauran, seul ou avec tout au plus un compagnon pour ne pas attirer l’attention. La route était longue, dangereuse, semée d’embûches, mais il était tenace et déterminé. De l’autre côté de la montagne et de la plaine, au bout d’un voyage de plusieurs jours sans doute, dormant dans les ornières, se lavant aux ruisseaux, il ramenait le précieux petit chargement de blé et de légumineuses qui suffirait à maintenir en vie quelques dizaines de personnes, quelques dizaines de jours, jusqu’à l’expédition suivante. Le manège a duré tout au long de ces sinistres années 1915 à 1918 où dans tout le pays les gens tombaient d’inanition ou succombaient aux maladies faute d’immunité. Le peu de vivres disponible était alors soumis à des rituels de parcimonie, allongé de diverses manières, mélangé à des herbes sauvages, dilué dans des soupes dont on ne voudrait pas connaître le goût. Il ne s’agissait que de tenir.
Étrange destin que celui de ce « Grand Liban », né de la famine et qui renoue avec celle-ci au seuil de son centenaire. Qu’est-ce qui a été fait pour un semblant d’autosuffisance alimentaire depuis lors ? Rien, semble-t-il, puisque les agriculteurs ne bénéficient d’aucune stratégie d’arrosage, de fertilisants ou même d’écoulement de leurs produits. Voyant venir la crise, nous avons tous eu l’élan de jouer les paysans du dimanche, nous réjouissant comme d’un miracle de l’apparition de quelques tomates ou concombres sur nos balcons. N’ayant aucune proposition de rechange, le vide qui nous gouverne a saisi la balle au bond, nous administrant de concert quelques stances sur le retour à la terre et adoptant les poses idoines pour donner l’exemple. Les agriculteurs n’en reviennent toujours pas de la photo de Gebran Bassil maniant une pelle, en chapeau de pêcheur : rien ne se plante en juillet ! Le chef du CPL semait-il le vent ? On sait ce qu’on récolte dans ces cas-là. L’agriculture n’est pas jardinage de plaisance. Sur la table de nos dimanches, en revanche, il y aura toujours ce plat fétiche qu’au village on appelle « ottayfé », mélange de mauvaises herbes, d’un peu d’oignon et d’une poignée de blé broyé. Et souvent, il nous semble voir, dans le regard de l’aïeul qui y veille, une lueur de gourmandise et de satisfaction.
commentaires (9)
Merci Fifi pour cette généreuse ottayfeh partagée, et pour l'éclat de rire à la description du sulfureux imposteur fourchu, la terre ne prodigue ses dons qu'aux âmes qui les méritent.
Christine KHALIL
17 h 53, le 16 juillet 2020