Cela s’appelle mettre le doigt sur la plaie… Le patriarche maronite Béchara Raï a frappé un grand coup dans ses deux dernières homélies dominicales. Exprimant haut et fort ce que la plupart des Libanais murmurent entre quatre murs, il a crevé l’abcès sans détour et sans complaisance. En quelques petites tournures de phrases il a posé l’essence du problème existentiel qui menace lourdement depuis de nombreuses années la spécificité de l’entité libanaise.
En appelant à briser l’étau qui inhibe la présidence de la République et aliène la légalité, en dénonçant (dans une allusion à peine voilée au Hezbollah) ceux qui de manière unilatérale tentent de modifier le visage politique, sociétal, économique et même culturel du Liban – tout en bafouant sa souveraineté et sa libre décision –, Mgr Raï a pratiquement initié une véritable fronde face au fait accompli que d’aucuns cherchent à imposer aux Libanais, pris en otage pour servir les visées hégémoniques du régime iranien.
Mais plus important et plus fondamental encore est l’appel retentissant du patriarche maronite à engager résolument le Liban sur la voie de la neutralité. Si, comme l’affirment certaines sources, cette position bénéficie d’un aval du Vatican et de la communauté internationale, les propos du patriarche revêtiraient alors un caractère fondateur. D’aucuns n’hésitent pas à établir une similitude avec l’historique appel de Bkerké de septembre 2000 qui avait enclenché la dynamique du retrait syrien, à la faveur d’une conjoncture étrangère très favorable.
La politique de l’autruche dans ce domaine n’est plus aujourd’hui tolérable. Si le cardinal Raï a été amené à adopter une telle attitude en flèche, c’est que la situation créée par les égarements du Hezbollah a atteint un seuil critique qui risque de saper les fondements sur lesquels a été bâti le Liban depuis l’époque du mandat français. Le parti pro-
iranien ne se contente plus de faire subir à la population les retombées économico-financières de ses aventures guerrières dans la région au service du nouvel expansionnisme perse, mais il s’emploie aussi à profiter de son influence prépondérante au sein du pouvoir exécutif afin de tenter de briser le secteur bancaire dans l’espoir de le contrôler dans une étape ultérieure, le tout s’inscrivant dans le cadre d’un vaste projet transnational qui n’échappe à personne.
Face à l’effondrement quasi généralisé provoqué, entre autres, par cet alignement sur la stratégie iranienne, la neutralité prônée par le patriarche Raï, et soutenue par la principale formation sunnite et le leader druze Walid Joumblatt, s’impose plus que jamais comme la seule option susceptible de replacer le pays sur la voie d’une stabilité durable.
L’histoire du Liban est riche en exemples d’interférences étrangères qui ont été la cause directe de troubles et d’affrontements internes. Ce fut notamment le cas au XIXe siècle lorsque les Ottomans et les Anglais ont allumé le feu de la sédition au Mont-Liban. Ce fut aussi le cas avec les ingérences nassériennes, palestiniennes et syriennes à différentes périodes post-indépendance.
Le projet de neutralité relancé avec force par Bkerké n’est pas nouveau en réalité. Il est à la base du pacte national de 1943, mais il a été bafoué dans les années 50, 60 et 70 par la propension que manifestaient certaines factions locales à prêter l’oreille au chant des sirènes émanant des forces régionales. Mais aujourd’hui la donne sur ce plan a radicalement changé. Le nationalisme arabe n’existe plus. La cause palestinienne depuis les accords d’Oslo est réduite à sa plus simple expression et ne galvanise plus les foules. Quant à la Syrie…
Un ancien ténor parlementaire sunnite nous confiait un jour que le siège israélien de Beyrouth en 1982 avait constitué un point d’inflexion dans la conscience nationale des sunnites, en ce sens qu’ils ont réalisé que l’hinterland arabe ne leur avait été d’aucun secours durant l’assaut israélien et que leur véritable garantie est l’intérieur libanais, leurs rapports avec leurs partenaires nationaux. Il en a résulté une cristallisation d’un sentiment « libaniste » chez ceux-là même qui avaient les yeux rivés sur les courants chimériques au-delà des frontières et qui désormais ont le sentiment qu’il existe bel et bien une spécificité libanaise dont ils sont l’un des paramètres. Cela explique le tournant historique, au plan populaire, de la révolution du Cèdre de 2005. Cette vague atteindra-t-elle la composante chiite ? Il faudrait suivre les développements en cours en Iran, en Irak (surtout) et en Syrie pour avoir une ébauche de réponse.
Il reste que les rudes épreuves actuelles et passées endurées par le Liban ainsi que les particularismes libanais qui se sont affirmés à travers l’histoire constituent autant de facteurs qui confirment que seul un statut de neutralité, garanti par la communauté internationale – comme lors de la moutassarifya de 1861 – est susceptible d’assurer enfin aux Libanais une stabilité et une prospérité durables, passage obligé pour dégager sereinement un équilibre interne pérenne. Et eu égard à la situation du parrain iranien, il serait peut-être grand temps que le Hezbollah prenne conscience de son intérêt à opérer un retour sur l’échiquier libanais et admettre que sa seule garantie de survie à long terme réside dans des rapports véritablement équilibrés et bien réfléchis avec les autres composantes du tissu social libanais. Mais encore faut-il que ce parti puisse se livrer à sa manière à sa propre « révolution culturelle ».
commentaires (9)
Excellent article! Le Libanais n'est ni Maronite ni chiite ni sunnite ni druze ni... Il est libanais et on doit tous le comprendre si l'on veut un avenir sinon...immigration, destruction et anarchie régneront ce petit lopin de terre et on sera tous tous et tous perdant. Si on ne l'a pas déjà compris fa la hayta li man tounadi...
Wlek Sanferlou
15 h 58, le 15 juillet 2020