Samar* est spécialisée en sciences de l’information et la documentation. Après une longue carrière dans une bibliothèque publique, elle a trouvé, il y a deux ans, un poste à mi-temps dans deux écoles privées où elle tient les bibliothèques centre de documentation (BCD) des classes maternelles et élémentaires. « Mon travail est complémentaire de celui des enseignants, explique-t-elle. Je prépare des documents audiovisuels et écrits en relation avec les cours dispensés en classe. »
Mariée, mère d’une fille de 22 ans toujours à l’université, Samar est la seule à subvenir aux besoins de sa famille, son mari s’étant retrouvé au chômage il y a quelques années, en raison de la crise économique qui commençait déjà à sévir dans le pays et qui s’est terriblement aggravée ces derniers mois. Tous les trois ont des problèmes de santé. Leur facture médicale mensuelle est assez importante.
Or, il y a près de deux semaines, les deux établissements ont mis un terme au contrat de Samar. « De nombreuses écoles ont décidé cette année de supprimer de leur calendrier les activités parascolaires, comme le fait de tenir une BCD, dit-elle, en se montrant même assez compréhensive. C’est une année exceptionnelle et les frais vont augmenter, notamment si les cours vont reprendre avec le respect des gestes-barrières pour lutter contre la propagation du coronavirus, comme la distanciation et la désinfection des locaux. Les élèves d’une même classe devront être divisés en deux groupes, avec ce que cela sous-entend comme frais supplémentaires. » Si l’un des deux établissements a continué à verser à Samar son salaire, jusqu’à la fin de son contrat au mois de juin, le deuxième établissement, semi-gratuit, lui doit encore le salaire d’au moins trois mois et demi auquel s’ajoutent les indemnités. « Je ne sais pas quand j’aurai mon argent, confie-t-elle. Entre-temps, je cherche un travail dans d’autres écoles, mais aussi dans des supermarchés ou en tant que baby-sitter. Je suis prête à faire n’importe quel travail, parce que je ne peux pas me permettre de rester au chômage. J’ai de grandes responsabilités. »
Sit-in devant le ministère de l’Éducation
Avec la crise économique et financière que connaît le pays, à laquelle s’est venue ajouter la pandémie de Covid-19, des milliers d’enseignants se sont retrouvés récemment au chômage. Les licenciements se font en masse tant dans les écoles privées que publiques. Une situation qui a été dénoncée hier lors d’un sit-in organisé par « Syndicalistes sans contraintes », un des syndicats d’enseignants du secteur privé, devant le ministère de l’Éducation. Les protestataires ont dénoncé les licenciements dont sont victimes les enseignants, qui sont également « privés de tous leurs droits (…) sous prétexte que la situation économique est asphyxiante ». Ils ont appelé le ministre de l’Éducation, Tarek Majzoub, à soutenir les enseignants, notamment en prenant des mesures contre les écoles ayant procédé à des licenciements abusifs, et demandé que ces enseignants, qui ont perdu leur emploi, soient intégrés dans le secteur public et puissent scolariser leurs enfants gratuitement pendant deux ans.
« Ce qui se passe dans le secteur privé est un vrai massacre », affirme à L’Orient-Le Jour Rodolphe Abboud, président du syndicat des enseignants des écoles privées. « Nous avons demandé au ministre de l’Éducation de ne pas accorder les subventions prévues au secteur privé aux établissements qui ne reviennent pas sur leurs décisions de licenciements massifs, d’autant que ceux-ci sont illégaux et que les enseignants n’ont pas reçu leurs indemnités. »
Pour venir en aide au secteur de l’enseignement, le Conseil des ministres a approuvé, la semaine dernière, un projet de loi prévoyant l’octroi de 500 milliards de livres libanaises de subventions au secteur éducatif. Près de 150 milliards de livres seront versés aux écoles et instituts publics, tandis que les écoles privées percevront 350 milliards de livres afin de payer les salaires des enseignants et du personnel administratif. M. Abboud souligne qu’il n’a pas encore de chiffres sur le nombre final des licenciements qui ont eu lieu, mais que cette mesure a touché des « milliers » de personnes. Il assure que le syndicat suit le dossier de près avec les autorités concernées et qu’il conseille aux enseignants privés de leurs droits de « recourir à la justice » parce que l’établissement « doit indemniser les enseignants même s’il compte fermer ».
Dans le secteur public, la situation est tout aussi déplorable. Nisrine Chahine, présidente du comité des enseignants cadrés dans le secteur public, affirme ainsi que ceux-ci, « qui forment près de 70 % de l’ensemble du corps enseignant public, n’ont pas reçu leurs salaires depuis des mois, ou n’en ont reçu qu’une partie ». Le comité « prépare une action qui aura lieu dans quelques mois, avec pour objectif de dénoncer la corruption au sein du ministère de l’Éducation », ajoute-t-elle.
« Je ne sais rien faire d’autre »
Lama* a été elle aussi touchée par la crise. Mariée et mère d’un enfant de 5 ans, elle enseigne la langue arabe dans une école catholique semi-gratuite. « Nous avons reçu un demi-salaire pour les mois de janvier et février, déplore-t-elle. Puis, au terme d’une longue bataille, nous avons réussi à obtenir 600 000 livres par mois, sachant que la directrice de l’établissement a pris la décision de nous payer des demi-salaires jusqu’en septembre. » Lama souligne qu’à l’école, les enseignants hésitent à confronter la direction par peur de perdre leur emploi. « D’ailleurs, on nous a vivement conseillé de chercher du travail, parce que l’établissement se trouve dans une situation difficile », raconte cette jeune femme dont le mari a perdu son emploi, il y a quelques mois. « Nous devons nous attendre à tous les scénarios, poursuit-elle. Je ne sais pas quoi faire, surtout avec un enfant. Je dois commencer à chercher du travail. » Elle reprend, sur un ton amer : « Ce qui me désole, c’est que de tels établissements, qui ont dû sûrement faire des bénéfices au fil des ans, n’ont aucun problème à remercier leurs employés à la première difficulté. »
Même son de cloche chez Christine*, qui vient de perdre son emploi dans l’école catholique où elle a enseigné, 27 ans durant, les sciences et les mathématiques aux classes primaires. L’établissement vient de mettre la clé sous la porte. Elle raconte que la situation financière de l’école se dégrade depuis des années, « de nombreux parents n’ayant pas payé les scolarités ». « La situation a empiré avec l’épidémie de Covid-19, ajoute-t-elle. Mais nous n’avons pas interrompu les cours qui étaient dispensés en ligne. » À l’instar de nombreux collègues dans d’autres établissements, elle recevait un demi-salaire. Face à cette situation, la direction de l’établissement, ajoute-t-elle, a dit aux enseignants « de se débrouiller ».
Au terme de longs débats, parfois houleux, avec l’avocat de l’établissement, « nous avons réussi à avoir 40 % de nos indemnités », poursuit Christine. Quand on l’interroge sur l’avenir, elle étouffe un sanglot, avant d’expliquer qu’aujourd’hui, les seules offres qu’elle reçoit sont pour des postes de secrétaire ou de standardiste. « Je vais postuler parce que je n’ai pas le luxe de rester sans travail, dit-elle. Mais je suis très triste. Je ne peux pas envisager ma vie sans l’enseignement. Je n’ai rien fait d’autre depuis mes 18 ans. C’est très difficile, surtout lorsqu’on aime son métier. »
* Les prénoms ont été modifiés.