C’était il y a neuf mois. Neuf mois déjà. Neuf mois seulement.
À l’époque, c’est une hausse de la taxe WhatsApp qui avait mis le feu aux poudres dans un contexte déjà économiquement et socialement hautement inflammable. Qu’il semble trivial, aujourd’hui, ce catalyseur, tandis que le prix du pain a augmenté, décision tellement symbolique ; que le taux d’inflation crève des plafonds ; que les économies des déposants ne sont plus qu’une ligne d’écriture comptable dénuée de toute réalité ; que l’on troque une robe de mariée, voire que l’on braque une pharmacie, pour un paquet de couches ; que chaque jour qui passe, des commerces mettent la clé sous la porte ; que la troupe est privée de viande ; que la livre libanaise, étant donné le coût du papier importé, ne vaut désormais pas beaucoup plus qu’un billet de Monopoly; que des hommes acculés se suicident, que, que, que…
Au regard de la situation socio-économique actuelle, l’on peine à comprendre que les journées d’octobre, de novembre, de décembre 2019 aient donné lieu, de manière quasi quotidienne, à de grands rassemblements, parfois arrosés de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc, alors qu’aujourd’hui, la place des Martyrs reste désespérément vide.
Il y a neuf mois déjà, il y a neuf mois seulement, les Libanais se tenaient la main, du nord au quasi-sud du pays, dans une chaîne humaine à tirer des larmes aux pierres. Sur la place des Martyrs, sur la place Élia, sur la place al-Nour, des agoras fleurissaient, où l’on parlait, où l’on rêvait, où l’on débattait du Liban de demain. Chaque intervention commençait par « Moi, Hussein, de Nabatiyé », suivi de « Moi, Rita, de Jbeil », « Moi, Sarah, de Baalbeck », « Moi, Omar, de Tripoli »... Le Liban, une fois n’est pas coutume, était pensé, rêvé, par les Libanais. Ensemble.
Il y a neuf mois déjà, il y a neuf mois seulement, de jeunes manifestants n’allaient plus au travail – ils en avaient encore un à l’époque – pour assurer le blocage d’une route. Nous n’avons plus rien à perdre, disaient-ils alors. Nous comprenons, aujourd’hui, qu’en fait, nous avions encore quelque chose à perdre. Ce qu’il y avait à perdre, après le pouvoir d’achat, les économies d’une vie, les perspectives d’avenir, c’est l’espoir. Parce que la différence entre il y a neuf mois et aujourd’hui, c’est l’espoir. Il y a neuf mois, nous étions gonflés à l’espoir, dopés à l’espoir, enivrés d’espoir.
Les coups de massue assenés par le coronavirus, le regain de confiance des clans au pouvoir, la poursuite de la politique as usual à base de partage d’un gâteau qui n’en a plus que le nom, les séances parlementaires indignes, les Conseils des ministres abscons, les soliloques de Baabda… ont fini d’assommer le peuple, de le dépouiller de tout, jusqu’à l’espoir.
Aujourd’hui, l’on coupe toujours des routes, mais chacun dans son coin, dans son fief, et l’on s’insulte parfois, d’une communauté à l’autre, alors que finalement, ne vivons-nous pas tous le même enfer ?
Il existe dans ce pays, malgré tout, des forces vives, des forces positives, qui pourraient le sortir, au prix de lourds sacrifices certes, mais le sortir tout de même, des abysses.
Rien ne se fera toutefois, aujourd’hui, sans une remobilisation, sans une pression populaire, au-delà des murs confessionnels, au-delà des classes sociales.
La question, aujourd’hui, est de savoir comment relancer cette remobilisation. Comment redescendre dans la rue en tant qu’individus, en tant que peuple.
Et c’est là que tous ceux qui ont émergé ou réémergé à la faveur de la mobilisation du peuple du 17 octobre ont une lourde responsabilité. Une responsabilité qu’ils échouent gravement, aujourd’hui, à assumer. Où sont-ils, ces organisations et partis se revendiquant de la société civile ?
Aujourd’hui, la situation est claire. La colère monte, bientôt elle sera balayée par la rage. Que l’on ne s’y trompe pas : en l’état, cette colère, cette rage seront instrumentalisées par les clans politiques qui s’accrochent au pouvoir. Il est dès lors nécessaire, urgent, indispensable, que ces organisations et partis, que ces groupes qui ont la capacité et l’envie de penser un autre Liban et de le construire s’unissent, se tiennent littéralement la main, comme le peuple l’avait fait, et entraînent dans leur sillage ces Libanais qui, individuellement, ne se remobiliseront pas. Ces groupes doivent aujourd’hui – demain, ce sera trop tard – lancer une action forte, symbolique, et accepter de plonger leurs mains dans ce cambouis infâme dans lequel nous nous noyons.
Neuf mois, c’est le temps d’une gestation. Il est temps d’accoucher de cette révolution.
C’est aujourd’hui que la révolution commence. C’est aujourd’hui qu’elle doit commencer.
commentaires (5)
TOUT EST TRES BIEN DIT. LA CONTESTATION DOIT SE MUER EN REELLE REVOLUTION DES MASSES ET LES MASSES DOIVENT REINVESTIR LES RUES ET NE POINT S,ARRETER AVANT D,OBTEBIR CAUSE. LE DEPART PUIS LE JUGEMENT ET LA CONDAMNATION DE TOUS LES RESPONSABLES CORROMPUS, VOLEURS ET INCOMPETENTS. LA FAIM EST LE GRAND MOTEUR.
LA LIBRE EXPRESSION
20 h 50, le 04 juillet 2020