Le jardin est doux et calme, vert enchanté de fleurs sous le soleil indolent. Suspendre cet instant, le gonfler, l’iriser, le vivre dans toute sa substance, l’habiter comme on le ferait d’une vie entière, vite avant qu’il n’éclate. La vingtaine perplexe, un peu engourdis par cet arrêt léger du temps, ils confient embarrassés, un rien penaud, qu’ils vont bientôt partir. Non, partir pour de bon. Universitaires, ils ont la chance de bénéficier d’une bourse d’études encore valide, ou d’un budget économisé de longue date par leurs parents, même si lâché au compte-gouttes par les banques, pour ce passeport puissant entre tous, l’éducation. L’heure approche où l’aéroport va rouvrir, et leur cœur bat de manière inhabituelle quand ils en parlent. Ils le savent, qu’ils vont rejoindre un autre monde, certes frappé par la pandémie, plus restreint et réglementé, mais au moins un monde « normal » où l’on ne parle pas à longueur de journée de conversion monétaire, d’affolement des prix et d’adresses confidentielles de changeurs-aspirateurs de devises contre monnaie de singe au prix maléfique du marché noir, où dans toutes les conversations l’on maudit copieusement et nommément chaque membre de la classe au pouvoir sans que lui batte le moindre cil.
La belle émotion de l’envol est pourtant plombée par l’inquiétude de ce qu’ils laissent derrière : un pays déstabilisé comme jamais, incertain, rongé par la peur du lendemain, du manque qui devient cuisant, d’une guerre de plus, de trop, qui sait, et des familles fatiguées de lutter. Interminable guerre de 1975, invasion de 1982, guerres de 1988 à 1991, occupation syrienne, attentats en série, été 2006, sans compter les innombrables crises annexes et maintenant l’effondrement… Pour bien moins, d’autres auraient lâché prise. Mais « que la vie est étroite sans l’espace de l’espoir » dit un vers d’al-Isfahani (9e siècle), et d’espoir nous vivons, belle illusion qui remplit nos poumons tandis que la réalité nous écrase. Parfois il nous semble avoir vu le jour sous un rouleau compresseur.
Alors, ces enfants qui sont tous un peu nôtres et à travers lesquels nous parvient un lointain parfum d’avenir, nous ne les retiendrons pas. Nous sourirons à leur élan qui nous enthousiasme et nous revigore, nous remplirons leurs bagages de notre confiance et de nos bénédictions. Surtout ne pas les alourdir, ne pas leur couper les ailes. Les débarrasser de cette sourde culpabilité que la plupart d’entre nous ont vécue, au fil de ce torrent de sang et de larmes qui nous sert d’histoire ; la culpabilité de ceux qui vont échapper au mauvais sort collectif, couper le cordon toxique qui nous retient tous à cette mère-patrie dévoyée, sauver leur peau déjà écorchée au roncier dont nous attendons encore de voir éclore les roses, mais qui ne fleurira pas de sitôt.
Parfois il suffit d’un rien, une pluie d’étoiles dans le ciel du jurd, un crépuscule dans une chorégraphie de pins, une cerise mordue à pleines dents à même la branche, l’odeur immémoriale d’une église noircie d’encens et de prières, une poignée de thym exaltée d’huile d’olive, le silence immense des petits matins de montagne, une brise qui vous dit viens, un grand-père qui vous dit regarde, sa voix grave et ses paupières qui se plissent de plaisir quand il savoure son café d’après sieste, le fouet des embruns sur les jambes nues le long d’une plage de sable, la morsure du soleil sur la nuque, exactement comme la première fois… alors quelque chose s’agrippe à l’âme et au corps, s’enroule, s’entortille et vous paralyse. Ne vous retournez pas. Soyez, comme dit Khalil Gebran, les flèches vivantes dont nous sommes volontairement, résolument les arcs. Des flèches, pas des boomerangs. Vivez la vie d’une traite, pas comme nous, en pointillé. Rayonnez, essaimez, soyez ailleurs la nation que nous avons tenté d’être, bienveillante, solidaire, bénéfique à autrui. Tracez de votre trajectoire les ponts dont nous avons rêvé.
commentaires (8)
Comme c'est bien dit, tout plein de charme et de poésie! Mais de grâce, ne faites pas comme les occidentaux: c'est de Gebran Khalil Gebran qu'il s'agit! Khalil, son père, était presque analphabète...
Georges MELKI
11 h 59, le 26 juin 2020