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The legal agenda - Janvier 2018

Souvenir d’une association de juges qui n’a pas longtemps vécu

Nombreux sont les pays dans lesquels les associations de juges ont constitué un moteur de réforme du pouvoir judiciaire et contribué à l’obtention de leur indépendance. Parmi ces pays, nous pouvons citer la France et l’Italie, et plus récemment le Maroc et la Tunisie. Au Liban, les instances chargées de l’organisation judiciaire soutiennent que la création d’associations professionnelles de magistrats va à l’encontre de l’obligation de réserve et méconnaît la loi relative aux fonctionnaires qui interdit la création d’organisations ou de syndicats professionnels (article 15). Ces instances allèguent le fait que de tels regroupements pourraient conduire à la formation d’associations à caractère communautaire. À ce jour, ces instances ont réussi à mettre en échec toutes les tentatives judiciaires visant à créer des associations de juge.

En réaction à ces réticences, la Legal Agenda a cherché à mettre en avant la légitimité du droit de créer des associations et d’encourager les juges dans ce sens. Elle a d’abord mis en avant l’évolution majeure qui a eu lieu au niveau des normes internationales concernant l’indépendance de la justice, et plus précisément au niveau de la définition de l’obligation de réserve. La Legal Agenda a également souligné que tous les mouvements collectifs survenus au Liban à différentes périodes ont constitué une sorte de manifeste contre le confessionnalisme, au moment où l’exacerbation de la confessionnalisation du système judiciaire par les pratiques actuelles visent à isoler les juges et à rendre leur avancement professionnel tributaire de leurs liens avec les forces politiques et les chefs de communautés. Les co-fondateurs de la Legal Agenda, Nizar Saghieh et Samer Ghamroun, avaient publié en 2009 une étude sur les associations de juges au Liban dans laquelle ils ont documenté une réalité oubliée, celle de la création d’une association de juges en 1969, appelée «Cercle d’études judiciaires ». Les deux auteurs ont noté au début de leur étude que « la révision du discours réformiste du système judiciaire pendant la période de l’après-guerre, montre clairement une focalisation sur les réformes établies par l’État ou par ses institutions officielles, tandis que le juge apparaît sans cesse comme un acteur passif, récepteur de la réforme, dénué de tout rôle à ce niveau ». En fait, cette tendance ne s’est pas simplement contentée de marginaliser les « mouvements judiciaires collectifs », en tant que mécanismes contribuant à la réforme du pouvoir judiciaire, mais a également gommé de la mémoire collective de la magistrature les vastes mouvements qu’ont connus les dernières décennies ayant précédé l’accord de Taëf. Afin de raviver le souvenir des initiatives prises à l’époque par des juges qui œuvraient à défendre leur indépendance, nous publierons ici un aperçu de la naissance de l’association des juges en 1969 et son déclin.

L’éditeur


Souvenir d’une association de juges qui n’a pas longtemps vécu

Le Cercle d’études judiciaires a été créé sous la forme d’une association à but non lucratif au début de l’année 1969, à l’initiative des juges Nassib Tarabay, Youssef Gebran, Abdallah Nasser et Abdel Basset Ghandour. Durant la première année, environ 90 juges ont rejoint l’association qui a publié un bulletin intitulé « Le Cercle» (en 4 numéros). Plusieurs séminaires et conférences sur l’indépendance de la justice et son rôle dans la société ont été organisés, notamment la conférence donnée par M. Moussa al-Sadr le 7 février 1969, intitulée « la justice, un message » et celle du juge Nassib Tarabay sur « les nominations judiciaires » en 1971. L’association a également œuvré sur des projets susceptibles d’améliorer la situation matérielle des magistrats. Après avoir été autorisée à occuper deux pièces dans les bâtiments du ministère de la Justice au début des années 1970, les relations entre l’association et le pouvoir exécutif se sont détériorées après la conférence donnée par Nassib Tarabay sur les nominations judiciaires. Ce dernier fut déféré devant le Conseil de discipline, une mesure qui a entraîné le ralentissement des activités du Cercle lesquelles ont fini par être suspendues avec l’avènement de la guerre de 1975-1990. C’est cette phase que nous allons essayer de ressusciter à travers les documents et les témoignages que nous avons pu obtenir.

Objectifs, méthodes d’action

L’association a défini ses objectifs comme suit : « L’entreprise de recherches et d’études, ainsi que l’organisation de conférences liées à la mission judiciaire. Elle aspire ainsi à fournir une atmosphère propice aux juges leur permettant d’accomplir leur noble mission de la manière la plus aboutie et la plus indépendante ». Selon cette vision, il apparaît clairement que les recherches scientifiques de l’association « ne sont pas purement académiques », mais visent à atteindre « l’objectif suprême » souhaité, celui de créer une justice efficace et indépendante tout en cherchant continuellement à « la développer, la moderniser, l’enrichir et la rendre plus humaine ».

La justice à laquelle aspire l’association, comme précisé dans le premier numéro du « Cercle », est une justice indépendante (de par ses membres et ses institutions) ; une justice omnisciente (qui connaît les besoins de sa société et les exigences de son époque) ; une justice non-confessionnelle (où s’arrête à son seuil tous les fléaux et maux de notre société) ; une justice qui inspire confiance (de par son savoir, son immunité et sa liberté) ; une justice redoutée (où le plus fort devient faible jusqu’à ce que justice soit rendue) ; une justice qui rassure (que rien ne peut dissuader) ; une justice productive (qui se rend compte que le temps est primordial ) ; une justice moderne (dans sa réflexion, son développement et ses méthodes de travail) ; et finalement une justice humaine.

Ces « aspirations » reflètent une vision particulière de la fonction judiciaire qui correspond davantage aux théories modernes selon lesquelles le juge joue un rôle essentiel dans le développement de la société et demeure à l’écoute des besoins de cette dernière.

La conférence donnée par le juge Nassib Tarabay en 1971 sur les nominations judiciaires est l’un des textes importants qui permet de comprendre l’orientation de l’association axée sur la réforme. Le conférencier a mis l’accent sur la nécessité d’utiliser le processus des nominations pour choisir la personne qui convient au poste approprié, réclamant en même temps la constitution de dossiers personnels pour les juges qui serviraient de « miroir reflétant fidèlement tous les aspects de leur personnalité ».

De ce fait, le discours de l’association suggère qu’il n’y a pas de place, en principe, pour l’autoglorification (ou la prétention d’appartenir au monde des dieux, comme ce sera le cas avec les mouvements ultérieurs), ni pour l’excès de victimisation. Bien au contraire, il montre qu’il est avant tout nécessaire de faire preuve d’autocritique et « d’être sévère envers soi-même pour éviter la sévérité des autres ».

Un discours à caractère critique

À cet égard, l’association a adopté un discours à caractère critique s’adressant aux autorités, transparent et franc, aux dépens d’un discours revendicateur, pouvant comporter flatteries, flagorneries ou menaces. Sans doute pouvons-nous noter ici la forte influence de la personnalité du juge Nassib Tarabay et de ses positions – qui n’étaient pas nécessairement partagées par la majorité des membres – sur les activités de l’association. L’exemple le plus frappant est sans doute son allocution précédemment mentionnée, prononcée devant un grand nombre de juges (80), avec à leur tête le président du Conseil supérieur de la magistrature et le président de l’Inspection judiciaire. Avec sa franchise qui n’a épargné personne ce jour-là, le juge Tarabay a évoqué le « bazar des nominations », le décrivant comme « une tragédie ». «Nous avons été témoins de ses effroyables chapitres », où « le conflit des intérêts et des passions faisait rage ». a-t-il souligné en ajoutant que « ceux qui sont attirés par le gain se bousculent devant les portes des politiciens ». Il a également exhorté à un meilleur contrôle de « l’obsession des nominations » en vue de « mettre fin au chaos », par le biais de la mise en place « de règles et de mécanismes de contrôle que les responsables chargés des nominations, quels qu’ils soient, devront respecter ». Après avoir critiqué le processus des nominations où « la part du lion » revient « au ministre de la Justice» et où « le dirigeant choisit ses juges » (désignant par là le président de la République), il a dénoncé le favoritisme dans le processus des nominations, ainsi que le rapport des forces et les négociations entre les détenteurs du pouvoir qu’il a nommés un par un. Il a également décrit le mécanisme des plaintes formulées par les politiques et les interventions même au sein du CSM qui apparaît comme le parrain de l’opération de partage des quotes-parts entre les différentes communautés confessionnelles. Par ailleurs, le juge Tarabay a critiqué avec courage la coutume visant à « procéder à des nominations à l’arrivée de chaque nouveau président comme si la justice était, à l’instar de l’administration, un instrument exécutif ». Il a ajouté « qu’il n’est pas permis au gouvernant d’arriver au pouvoir avec ses propres juges comme il arrive avec ses ministres». En effet, le pouvoir judiciaire « se distingue des pouvoirs constitutionnel, exécutif et législatif, par le fait qu’il ne change pas et ne prend pas le parti d’un groupe ou d’un pouvoir politique donné. C’est un pouvoir qui demeure dans le processus d’édification d’un État démocratique, l’élément constant et le plus stable, tel un rempart impénétrable qui protège les libertés et les droits fondamentaux qui ne sont pas affectés, dans un réel système démocratique, par les fluctuations politiques et les luttes partisanes ».

La réaction des autorités politiques

Au début, l’autorité, bien que méfiante à son égard, a accepté la présence du Cercle d’études judiciaires sans contester sa légitimité : le ministère de l’Intérieur lui a ainsi délivré le récépissé de notification (‘olm wa khabar), selon lequel il a été autorisé par le ministère de la Justice à occuper des salles en son sein. Cela s’explique peut-être par le fait que le «Cercle » a adopté une méthode de recherche quasi-académique.

Il semble que le tournant ait eu lieu après la conférence donnée par le juge Tarabay et ce qu’elle a comporté comme critiques directes. À l’issue de cette conférence, l’autorité est passée d’une position de neutralité prudente à une position de mécontentement accompagnée de répression. Les témoignages de certains juges contemporains de l’association nous ont confirmé que le président de la République, Sleiman Frangié, avait convoqué le président du CSM et ses membres pour leur reprocher d’avoir assisté à une telle conférence et applaudi le conférencier, les invitant à prendre les mesures correctives nécessaires. Par conséquent, le juge Tarabay fut traduit devant le Conseil de discipline. L’affaire s’est conclue par un jugement disciplinaire et un blâme, en l’absence de tout mouvement de contestation de la part des juges qui, dans leur majorité, se sont contentés de protester en secret.

Le Cercle d’études judiciaires a été créé sous la forme d’une association à but non lucratif au début de l’année 1969, à l’initiative des juges Nassib Tarabay, Youssef Gebran, Abdallah Nasser et Abdel Basset Ghandour. Durant la première année, environ 90 juges ont rejoint l’association qui a publié un bulletin intitulé « Le Cercle» (en 4 numéros). Plusieurs séminaires...
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