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The legal agenda - Janvier 2018 - Une éthique d’un autre monde

Le juge, « héros et saint » dans la Charte de déontologie judiciaire

Le juge, « héros et saint » dans la Charte de déontologie judiciaire

La question de la déontologie judiciaire a été consacrée pour la première fois en 2005, dans une « Charte de règles fondamentales de déontologie judiciaire1 » établie par un comité composé des présidents du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil d’État et de l’Inspection judiciaire, ainsi que du procureur général près la Cour de cassation. En examinant de près cette Charte, la Legal Agenda a émis plusieurs observations sur la méthodologie suivie pour sa mise en place. Nous nous sommes également penchés sur la teneur de recueil, notamment sur la perception du juge, promu dans cette Charte au rang de saint ou de héros, loin d’une personne réelle. La Charte s’est ainsi transformée en un assortiment de devoirs auquel le juge serait tenu en comptant uniquement sur son immunité et sa force de caractère. Et les facteurs de dysfonctionnement judiciaire se sont trouvés imputés à des manquements de la part des juges qui ne jouissent pas du profil idéal décrit dans la Charte, plutôt qu’au système judiciaire en place.

Dans cette Charte, le juge est représenté comme capable de supporter à lui seul les pressions, quelle que soit leur intensité. Il se dévouera à son travail judiciaire en assumant toutes les tâches qui lui sont confiées, sans se plaindre. Il fera preuve d’abnégation, se détachant de tout penchant ou caprice etc. Cette exagération dans l’énonciation des caractéristiques du juge apparaît comme un renoncement de la part des autorités judiciaires à leurs obligations d’assurer aux juges les garanties statutaires et la protection nécessaire pour faire face aux ingérences dans les affaires de la Justice, exercées de la part des autorités influentes qui se trouvent ainsi « innocentées ». Le juge doit en effet résister aux pressions qu’il subit (et il en est capable selon cette Charte) et le problème sera alors résolu. Le plus important est qu’il trouve en lui-même la force nécessaire pour faire face aux défis. Nul besoin donc d’user de moyens extraordinaires, tels que le recours à l’opinion publique, ou de solliciter le soutien des collègues et leur solidarité, encore moins d’œuvrer à la création d’associations professionnelles pour éviter l’isolement. Par conséquent, la Charte ne contient aucune mention des devoirs de solidarité et de collaboration entre magistrats, d’où l’absence des libertés d’expression et d’association pourtant consacrées dans la Charte de Bangalore (principes de référence de déontologie judiciaire). Selon la logique défendue dans le texte de la Charte libanaise, si un juge cède à la pression, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même.

Ainsi, la Charte devient une sorte de discours moral idéaliste qui n’a aucun impact sur la réalité, et élimine d’emblée la légitimité de toute dynamique sociale habilitant le juge à faire face aux atteintes à son indépendance. Tel que conçu par la Charte, son rôle se réduit ainsi au renforcement et à la défense de son indépendance autant que possible, et à faire preuve de maîtrise de soi au lieu d’œuvrer à consolider et à développer ses prérogatives. Son rôle est ainsi cantonné au service de la loi, ne jouissant d’aucune autorité pour adapter la loi aux besoins de la société, ni pour protéger cette dernière des abus du pouvoir politique.

L’indépendance

La Charte libanaise se caractérise par le fait qu’elle conçoit cette indépendance comme étant garantie non seulement par des « lois renforçant le pouvoir judiciaire », mais également par « une culture judiciaire selon laquelle le juge est convaincu que la source première de son indépendance réside dans sa conscience personnelle de l’importance et de la portée de sa mission, ainsi que dans sa disposition à se soustraire à toute pression visant à influencer ses convictions». Nous retrouvons alors dans le discours libanais sur la déontologie judiciaire, notamment sur l’indépendance, une constante plaçant la responsabilité principale en la matière à la charge du juge et de sa conscience personnelle. Celui-ci doit faire preuve de « courage moral », une qualité considérée dans la Charte comme étant « l’un des aspects de l’exercice de l’indépendance ».

La responsabilité personnelle du juge est rendue encore plus lourde puisque la Charte ne lui fournit pas les moyens de l’exercer. En dépit de la mention du fait que le juge n’est indépendant que s’il exerce sa liberté et qu’il ne suffit pas qu’il se sente libre, ce document est venu le priver de cette liberté, en vertu de « l’obligation de réserve » (voir ci-dessous).

L’impartialité

La Charte libanaise associe l’impartialité à l’état d’esprit du juge et lui recommande de se comporter « tel un bon père et un arbitre infaillible», de s;abstenir de tout « penchant individuel » ou « gain personnel ». La Charte poursuit en affirmant que « son univers se rétrécira s’il est à la recherche de son intérêt personnel et s’élargira s’il œuvre à la réalisation de la mission qui lui a été confiée. Il est au service des autres, une tâche qui doit primer sur ses intérêts propres». Ici se manifeste l’image du juge détaché de tout intérêt terrestre, celui qui se dévoue pour le peuple, dans un discours reprenant des valeurs qui se rapprochent de celles de la sainteté.

L’obligation de réserve

La Charte de Bangalore déclare en effet que le juge est tenu de respecter la valeur des « convenances». Parallèlement, elle consacre ses libertés d’expression et d’association , ainsi que son droit « d’écrire, lire, enseigner et participer à des activités concernant le droit, l’organisation judiciaire (…) », et de «s’engager dans d’autres activités si cela ne porte pas atteinte à la dignité de la fonction de magistrat ou affecte l’exercice de ses fonctions judiciaires ».

La première chose que nous remarquons est que la Charte libanaise a remplacé le devoir de «convenances » établi par la Charte de Bengalore, par « l’obligation de réserve ». Ce faisant, elle semble avoir nié les progrès réalisés dans ce domaine au cours des dernières décennies en vue de renforcer le statut et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Ces progrès sont notoires au niveau de l’évolution du concept de « l’obligation de réserve » qui, à l’origine, impliquait une obligation d’engagement envers une partie tierce (le pouvoir), avant de devenir un concept fondé sur l’idée de l’engagement personnel2.

Il importe de noter que le document libanais a, de prime abord, effectué une distinction entre ce qui relève du « refoulement et du puritanisme », de « l’éloignement» ou de « l’inhibition » d’une part, et ce qui, au contraire, relève des « principes établis et de l’authenticité ». Selon cette logique, l’isolement du juge ferait partie des perceptions erronées qui limitent sa vie privée. On lui concède ainsi le droit « de mener une vie normale avec sa famille et au sein de la société, avec tout ce qu’elle comporte en termes de confort et de jouissance... ». En revanche, nous retrouvons dans la charte les notions de « principes établis » et d’« authenticité » auxquelles il faudrait s’attacher, et au titre desquelles s’impose l’interdiction des activités publiques des juges. La privation du juge de ses libertés d’expression et d’association en devient ainsi un principe incontesté. Par ailleurs, sa liberté de participer à des activités juridiques, à l’organisation judiciaire, à la définition des concepts de justice ainsi qu’à toute autre activité (intellectuelle, culturelle ...), est limitée par la nécessité d’obtenir une autorisation préalable et conforme aux lois en vigueur.

Dans ce contexte, on remarque que le document libanais est même allé jusqu’à empêcher les juges de se plaindre contre la charge de travail doublée par des conditions financières insatisfaisantes, sur la base de l’affirmation que « la résolution de ce problème, ou de tout problème similaire au cas où il existerait, se fait au sein de l’institution judiciaire et dans le cadre de la loi».

Le courage moral

Les rédacteurs de la Charte ont souligné avoir ajouté la valeur du « courage moral », même si elle ne figure dans aucun des documents consultés. En réalité, l’accent mis sur le « courage moral » suscite deux remarques.

La première est que la responsabilité du juge vis-à-vis de la préservation de son indépendance s’en trouve optimisée, avec en parallèle, l’occultation ou l’atténuation des responsabilités des organes de contrôle judiciaire, ainsi que celle des autres pouvoirs dans ce domaine. À la lumière de cette règle, l’indépendance devient une question d’appréciation personnelle de la part du juge, une question intérieure, indépendamment de toute garantie qui le protège.

La deuxième remarque est que l’accent mis sur cette valeur dans le document reflète une vision idéalisée du juge comme précédemment indiqué. Il ne suffit donc pas que le juge puisse jouir des caractéristiques d’indépendance, d’impartialité, d’intégrité et de compétence, il doit de surcroît faire preuve d’héroïsme et de capacité de résistance, pour être en mesure de surmonter les « aspects négatifs» de la société libanaise.

Conclusion

En conclusion, nous pouvons dire que les points de différence entre la Charte libanaise et la Charte de Bangalore sont importants, voire majeurs. Les dissemblances ne sont souvent pas justifiées par les spécificités culturelle, sociale ou judiciaire de la société libanaise comme postulé, mais reflètent à divers niveaux une perception différente du juge et de son rôle social. Alors que la Charte de Bangalore utilise une terminologie réaliste et objective permettant de rendre les valeurs déontologiques mesurables, la Charte libanaise elle, dresse une image stéréotypée et « idéale » du juge détaché, se dévouant pour la société et pour autrui ; une personne courageuse et forte, qui accomplit toutes les tâches qui lui sont dévolues, sans se plaindre… En un mot, le juge devient un héros qui, à lui seul, peut résister contre toutes les pressions et un saint qui doit faire face à tous les abus qu’il subit, en silence, avec gratitude et patience. En effet, il n’a pas besoin de lutter, encore moins de créer une association de juges pour se protéger ou d’agir en justice. Comme si l’héroïsme et la sainteté étaient les seules réponses possibles, loin des garanties tangibles, dans un système qui piétine à l’envi l’indépendance de la justice, et ce loin de la structure du pouvoir judiciaire qui souffre de dysfonctionnements majeurs. Il en ressort également que toute initiative du juge de briser le silence qui entoure les injustices à l’intérieur des palais de justice, lui vaudra le qualificatif de rebelle qui s’élève contre la déontologie judiciaire et qui doit par conséquent être sanctionné.

Bref, une éthique d’un autre monde qui prive ce monde d’une justice efficace.

La question de la déontologie judiciaire a été consacrée pour la première fois en 2005, dans une « Charte de règles fondamentales de déontologie judiciaire1 » établie par un comité composé des présidents du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil d’État et de l’Inspection judiciaire, ainsi que du procureur général près la Cour de cassation. En examinant de près...

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