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Nos Lecteurs ont la Parole

Un gouverneur dans un champ de mines

Peut-on se lancer dans un éclairage sur l’action de la Banque centrale (BDL) et de son gouverneur depuis 1993 sans entrer dans la complexité des chiffres? L’exercice en vaut la peine d’un point de vue didactique… Il va de soi d’abord que la politique, l’économie et la finance sont interdépendantes, la première pouvant avoir une influence déterminante sur les deux autres. C’est un axiome, presque une lapalissade – que beaucoup d’études passent sous silence. Le résultat est que nous sommes en train de juger l’action de Riad Salamé comme s’il était le gouverneur de la Banque centrale suédoise. Il est donc totalement irrationnel de ne pas tenir compte des différentes étapes politico-sécuritaires qui ont jalonné l’actualité locale depuis le début des années 90.

1993, frappe israélienne. À peine en convalescence, la BDL et le pays ont subi une frappe israélienne suite à une attaque du Hezbollah. Une première secousse qui a relativisé l’optimisme qui prévalait avec l’arrivée de Rafic Hariri au pouvoir et de Riad Salamé à la BDL.

1993-1995, plan de reconstruction. Ce plan, contrairement à ce qu’on dit, ne prévoyait pas un endettement excessif, en tout cas pas interne, privilégiant les fonds arabes et internationaux, vu leurs conditions favorables. La plupart des projets devaient être exécutés par le secteur privé, selon la formule BOT (build, operate, transfer) : ports, aéroports, autoroutes… (le CDR doit avoir encore dans ses archives les plaquettes de présentation à l’intention des investisseurs). Sauf que les forces dominantes (Syriens et autres) ne voulaient pas en perdre le contrôle, et l’argent qui va avec. Pour eux, il s’agissait aussi d’échapper au contrôle tatillon exercé par les fonds, et de privilégier donc un endettement local.

1995, reconduction présidentielle. Le mandat Hraoui arrivait à son terme le 24 novembre 1995. Mais les Syriens entretenaient le suspense jusqu’au dernier moment, provoquant une tension politique qui s’est traduite par une spéculation contre la livre libanaise, alors que la BDL n’avait pas encore amassé des réserves suffisantes. C’est à ce moment qu’a été lancée cette fameuse émission très politisée de bons de Trésor à 40 %. Quoique sans preuves, il y a eu de fortes suspicions que les Syriens ont profité de la spéculation et des bons du Trésor.

1996, 2e guerre Israël-Hezbollah. Le climat des affaires commence alors à changer. Du fait de cette guerre de 1996, la croissance des premières années sera réduite de moitié. Le risque pays se dégrade, entraînant dans sa chute les investissements, notamment productifs : qui va investir dans une industrie à long terme alors que le pays peut être secoué à chaque instant par une déflagration ?

1997, le « peg » à 1507,5. Riad Salamé aurait pu, face aux développements de ces dernières années, ou plus tard, laisser flotter la livre. Mais à la lumière du traumatisme monétaire des années 1986-1992, il défendait l’idée de protéger le pouvoir d’achat et de reconstituer la classe moyenne, ce qui sera relativement accompli plus tard avec les dizaines de milliers de crédits bonifiés, bénéficiant aux ménages (logement et éducation) comme aux secteurs productifs. Des actions qui ont duré des années grâce à des ingénieries financières ciblées (avant que ce terme ne devienne synonyme d’insulte !).

1999, 3e guerre Israël-Hezbollah. La succession de ces secousses va peser sur la situation financière et le bilan de la BDL, ce qui va nécessiter une initiative internationale.

2002, Paris II. Après une première réunion préparatoire en 2001, un groupe d’aide international se réunit pour offrir une aide multiforme. Des milliards de dollars ont été promis contre des réformes et des privatisations – que le président Émile Lahoud rejette du revers de la main lors du premier Conseil des ministres après la conférence. Un scénario qui va devenir récurrent. La BDL et les banques participent néanmoins à l’effort de financement, en annulant une partie de la dette publique et en réduisant sa charge annuelle, ce qui a eu pour effet de diminuer les taux d’intérêt de moitié.

Banques sous pression. Dès les années 90, une multitude de banques politisées et/ou mal gérées constituaient une menace pour le secteur. Mais Riad Salamé les a forcées l’une après l’autre à s’engager dans des fusions-acquisitions, avec l’appui des grandes banques. Plus de trente opérations sans qu’un seul déposant ne perde son argent, jusqu’à…

2004, Banque al-Madina. Un établissement créé par les frères Adnan et Ibrahim Abou Ayache, mais géré par la toute-puissante Rana Koleilat. En offrant des taux d’intérêt élevés, la banque s’est hissée parmi le top 10. Le clan Koleilat et associés, clairement soutenu par les Syriens et leurs alliés locaux, mettaient la main graduellement sur ce butin, sans se soucier des directives de la BDL. Rustom Ghazalé jouissait d’une carte bancaire à plafond illimité. Rana Koleilat narguait Riad Salamé en l’appelant de Anjar pour lui signifier qu’il ne pouvait rien contre elle. Le « trou » a atteint à un moment donné 1,3 milliard de dollars. Alors que les autorités du pays étaient restées inertes devant ce fait qui risquait de provoquer une contagion systémique, Riad Salamé a pu en fin de compte réduire le déficit à 300 millions de dollars, puis, au péril de sa vie, dissoudre la banque en désignant un liquidateur. Au-delà du fait divers, cet épisode illustre le climat politico-financier du pays et les difficultés de la marge de manœuvre de la BDL.

2005, les assassinats. Rafic Hariri d’abord, suivi de dix autres personnalités. La BDL tente de garder le système à flot malgré la sortie de capitaux. Les intérêts des prêts à l’État, octroyés par la BDL et les banques, resteront cependant bien en dessous de ce que sa notation internationale prévoit, et ce jusqu’à présent.

2006, guerre de juillet. Ce conflit de grande envergure allait provoquer aussi une fuite de capitaux, en plus de ses pertes colossales qui vont peser sur le déficit de l’État et le bilan de la BDL. C’était aussi le début d’une série de longues périodes de vacance au pouvoir ; l’État fonctionnait sans budget et à un niveau de corruption inégalé. La conférence Paris III donnera quelques mois plus tard une bouffée d’oxygène au pays tout en réitérant les mêmes thèmes de réformes.

2008, le blitz. Après 15 mois d’occupation du centre-ville, le Hezbollah envahit militairement Beyrouth-Ouest, laissant planer la menace d’une reprise de la guerre civile. Encore un coup dur pour la situation financière, heureusement compensé par un afflux de capitaux qui fuyaient la crise internationale.

2011, la crise syrienne. En plus de l’afflux des réfugiés et de la participation du Hezbollah au conflit, les sanctions internationales sur le régime syrien ont mis notre système bancaire à rude épreuve, car les hommes d’affaires syriens utilisaient nos facilités bancaires pour leurs transactions. La peur des sanctions a provoqué chez les banques un mouvement de « de-risking » (éviter tout contact avec tous les Syriens par prudence). Cependant, les Syriens continuent d’utiliser illégalement le Liban pour se fournir en marchandises, en carburants… et en dollars. Salamé y fait référence à plusieurs reprises, sans résultat.

2015, sanctions contre le Hezbollah. Les sanctions américaines contre le Hezbollah, déjà instaurées, ont été renforcées en 2015. Les banques, qui ne pouvaient pas pratiquer ici le de-risking et sanctionner toute une communauté, évoluaient dans un champ de mines. La BDL, appelée alors au secours par les autorités, accepte de statuer au cas par cas à chaque fois qu’une banque veut clore le compte d’un individu (non ciblé nommément par les Américains). Mais cela ne protège ni l’une ni l’autre. En cas d’erreur de calcul, ce sont la banque concernée ET la Banque centrale qui risquent de faire l’objet de sanctions. Deux banques ont depuis succombé pour avoir enfreint à ces règles. Riad Salamé devait à chaque fois manœuvrer pour en minimiser les répercussions et la fuite de capitaux. La composante « risque politique » de la notation des agences spécialisées se dégrade de plus en plus. Les banques correspondantes étrangères s’alarment.

2016, plus de soutien du Golfe. L’Arabie saoudite annonce l’annulation de son plan de financement militaire et civil de 4 milliards de dollars, car « le Liban n’a pas rejoint les autres pays arabes pour condamner les attaques qui ont visé les chancelleries saoudiennes en Iran », selon la Saudi Press Agency. C’était l’indicateur le plus clair que nos partenaires du Golfe, qui ont apporté de « l’argent frais » au pays pendant des décennies, s’abstiennent désormais de le faire du fait de notre politique.

2017, échelle des salaires. Il s’agit de la dernière en date des décisions financières catastrophiques que le pouvoir prend, contre l’avis de Riad Salamé qui a été cette fois explicite publiquement, alors que ses mises en garde passées se faisaient en coulisses.

2018, CEDRE. Une 4e conférence bâtie sur le même système : financement contre réformes. C’était la dernière chance avant l’effondrement. À chaque étape similaire, le gouverneur calculait que le système pourrait redémarrer si le plan mis au point était exécuté. À chaque fois, il a été dupé, tout comme les donateurs.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Peut-on se lancer dans un éclairage sur l’action de la Banque centrale (BDL) et de son gouverneur depuis 1993 sans entrer dans la complexité des chiffres? L’exercice en vaut la peine d’un point de vue didactique… Il va de soi d’abord que la politique, l’économie et la finance sont interdépendantes, la première pouvant avoir une influence déterminante sur les deux...

commentaires (1)

Largement d'accord. Intentions certainement louables mais insoutenables avec le taux de change fixe comme pierre angulaire de son édifice. Nous lui aurions su gré d'avoir gagné du temps si ce temps avait vraiment été gagné au lieu d'avoir été acheté à un prix chaque jour plus prohibitif parce que la chute aurait déjà été trop dure. Déjà, depuis quinze ans. Alors aujourd'hui, vous pensez. Cet homme aura en tous cas fait du social et il aura offert un rêve, un mirage hélas de classe moyenne à des millions de libanais pendant une quinzaine d'années. La faillite du Liban est aussi celle d'un État socialiste pompé de tous les côtés par la corruption, le gaspillage, le pillage, le clientélisme, la contrebande et l'évasion fiscale, et le tout financé par un système de Ponzi transparent pour ses participants mais qui y croyaient comme en une divinité aussi généreuse qu'infaillible.

M.E

02 h 52, le 17 mai 2020

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Commentaires (1)

  • Largement d'accord. Intentions certainement louables mais insoutenables avec le taux de change fixe comme pierre angulaire de son édifice. Nous lui aurions su gré d'avoir gagné du temps si ce temps avait vraiment été gagné au lieu d'avoir été acheté à un prix chaque jour plus prohibitif parce que la chute aurait déjà été trop dure. Déjà, depuis quinze ans. Alors aujourd'hui, vous pensez. Cet homme aura en tous cas fait du social et il aura offert un rêve, un mirage hélas de classe moyenne à des millions de libanais pendant une quinzaine d'années. La faillite du Liban est aussi celle d'un État socialiste pompé de tous les côtés par la corruption, le gaspillage, le pillage, le clientélisme, la contrebande et l'évasion fiscale, et le tout financé par un système de Ponzi transparent pour ses participants mais qui y croyaient comme en une divinité aussi généreuse qu'infaillible.

    M.E

    02 h 52, le 17 mai 2020

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