Rechercher
Rechercher

Politique - Hommage

Réflexion sur le legs politique de Raymond et Pierre Eddé

Il y a 20 ans, mon oncle et parrain, Raymond Eddé, nous quittait. Ayant perdu mon père, Pierre Eddé, trois ans auparavant, j’ai senti un profond sentiment de solitude en me retrouvant sans les deux hommes que j’aimais et admirais le plus. Mais ils ne m’ont jamais quitté car pas un jour ne passe sans qu’un incident ne survienne qui les ramène à moi : le souvenir d’un calembour, d’une anecdote mais aussi de conversations sérieuses que j’avais avec l’un ou l’autre. Et au cours des dernières années, beaucoup de ceux qui les avaient connus me rapportaient d’autres histoires qu’ils avaient vécues avec eux, ou dont ils avaient entendu parler, parfois exagérées, souvent enjolivées, mais toutes rappelant leur droiture, leur volonté de faire du Liban un pays prospère pour tous.

Mais c’est surtout au fil des années que j’ai passées à faire de la politique que leurs paroles me sont revenues. L’un et l’autre me sortaient les mêmes exemples : l’édification d’un pays n’est pas très différente de celle d’un immeuble. Il existe des principes fondamentaux pour construire un bon édifice, durable, fonctionnel, sûr; il n’y a pas de secrets à cet égard. Il faut faire des études de sol, des plans suivant les normes établies, avoir affaire à des ingénieurs compétents, utiliser les matériaux de qualité dans les quantités prescrites, réunir une équipe de travailleurs chevronnés et rester vigilants jusqu’à la remise de la bâtisse. Pour un pays, l’édification ne s’arrête jamais et suit exactement les mêmes principes. Et comme pour un immeuble, ne pas tenir compte de ces règles amènera à des problèmes constants, voire même dans les cas extrêmes à l’effondrement.

Le deuxième exemple était l’histoire de deux restaurants traditionnels de qualité, dans un même quartier. Un jour, les fondateurs disparaissent et laissent le commerce à trois fils, dans chacun des deux cas. Dans le cas du premier restaurant, les fils collaborent entre eux. Le premier d’entre eux reste dans la cuisine, le deuxième à la caisse et le troisième au salon. Ils se réveillent tous les jours tôt pour aller eux-mêmes au marché acheter des produits bons et frais. La cuisine est bien tenue et le contrôle de qualité est constant, les quantités sont bien respectées afin qu’il n’y ait pas de pertes. Les trois circulent parmi leurs clients pour leur parler et leur offrent de temps en temps des boissons ou des desserts, pour les plus réguliers.

Dans le second restaurant, les trois frères ne pensent qu’à profiter de la vie, estimant que la réputation du restaurant du temps de leurs parents était toujours vivante. Ils délèguent tout, les achats, la cuisine, la caisse, les clients. Les trois frères se disputent, leurs administrateurs les volent, jouent les uns contre les autres, les employés, sentant le vide, négligent leur travail, et les clients sont délaissés. Dans ce cas de figure, il ne faut pas être détenteur d’un MBA pour deviner que la faillite est assurée.

Alors que dire d’un pays divisé en plusieurs communautés qui ne s’entendent pas, avec des clergés jaloux de leur autonomie, des dirigeants sans scrupules et qui sont à la solde de puissances régionales, et dont le dénominateur commun est un accord tacite pour diviser l’État en zones d’influence pour s’enrichir ? Et comment ne pas comprendre les effets à moyen et long terme d’une politique basée sur le clientélisme et des lois injustes, ou les conséquences de l’attitude qui consiste à laisser des fonctionnaires – forts de l’appui de leurs parrains politiques ou confessionnels, et face au manque de contrôle et à l’impunité – rançonner les individus qu’ils sont censés servir? Comment ne pas comprendre les conséquences du fait que le peuple préfère croire dans les paroles plutôt que dans les actes, considérant que le pire personnage de sa confession reste souvent plus acceptable que le meilleur de la communauté voisine, en acceptant en outre les petites faveurs immédiates de son zaïm qu’il soutient aveuglément ? Quid par ailleurs des lois désuètes et inadéquates, alors qu’elles devraient encourager les investissements, alors que le judiciaire est lent et parfois pèche par le manque d’impartialité ?

Durant des années, quelques voix ont essayé de mettre en garde contre les dangers qui pointaient à l’horizon. Aucune n’était plus haute que celle de Raymond Eddé qui dénonçait les conséquences des bombardements du Liban-Sud, prônait dès les années 60 la protection de l’ONU ou prêchait dans le désert en mettant en garde contre les dangers de l’accord du Caire en 1969. Que penser de ceux qui ont accepté cet accord, ouvertement ou tacitement, dans l’espoir d’avoir l’appui de l’Égypte pour l’élection présidentielle de 1970 au prix de la souveraineté du Liban, sans tenir compte de ce qui allait se passer plus tard ?

Lors d’une conversation avec mon père en 1969, je lui ai demandé pourquoi je devais systématiquement passer mes vacances d’été au Brésil ; il m’a répondu : « Je t’envoie là-bas parce que tu n’as pas d’avenir au Liban ! » Et quand, surpris, je lui ai demandé des explications, il m’a expliqué que les éléments qui vont mener à la désintégration de la société libanaise étaient en train de s’accumuler. Aujourd’hui, c’est facile de voir… Mais pourquoi d’autres n’ont pas compris que l’accroissement des réfugiés, des Libanais du Sud et autres, leur pauvreté grandissante et la puissance de la résistance palestinienne étaient une bombe à retardement ? Raymond Eddé n’a pourtant pas arrêté de le répéter, mais seul un nombre restreint de personnes l’a écouté.

Ses paroles me reviennent constamment depuis son décès en 2000. Récemment, j’ai relu mes déclarations et interviews, et je m’étonne de ce que j’avais dit ou écrit. Et pourtant, je méconnaissais la politique libanaise et je ne suis pas plus compétent que nombre de mes compatriotes pour faire face à l’immensité des problèmes qui s’accumulent. Dans les jours qui ont suivi le départ des troupes israéliennes du Liban, le 25 mai 2000, j’avais écrit, du haut de mon inexpérience, qu’il fallait œuvrer pour le désarmement du Hezbollah, sans quoi les armes deviendraient un problème pour l’avenir du pays.

Un ami m’a envoyé samedi dernier une longue déclaration que j’avais faite au Nahar le 25 septembre 2001 dans laquelle j’analysais les fautes structurales de la politique monétaire au Liban et les dangers que cela pouvait présenter. C’était comme si cet article avait été écrit aujourd’hui. De plus, très peu ont tenu compte de l’explication que j’ai souvent présentée concernant la relation entre le système électoral basé sur l’élection par listes et la pérennité de la kleptocratie. Plutôt que de discuter la politique libanaise, Raymond et Pierre Eddé m’ont appris à recourir à la raison pour résoudre les problèmes, précisant que le monde est ce qu’il est et non pas comme nous aimerions qu’il soit. Et malheureusement, comme dans beaucoup de pays, les gens suivent ceux qui leur disent ce qu’ils veulent entendre et non ce qui devrait être fait.

Comme dans l’exemple de l’immeuble, l’État libanais a été très mal construit, et comme dans celui du restaurant, nous avons très mal géré. Comment en sommes-nous arrivés à cette chute libre dans un gouffre dont on n’a pas encore calculé la profondeur ? Aujourd’hui, les causes sont connues (a posteriori) : les intérêts élevés de la dette, le déficit public, l’électricité, la complaisance des banques à l’égard de la Banque du Liban. À cela, il faut ajouter les causes politiques : la guerre de 2006 qui a porté un grand coup à l’économie libanaise, les manifestations et l’occupation du centre-ville qui ont suivi ; les crises politiques et ministérielles, parfois pour des causes régionales, souvent pour des raisons personnelles, voire familiales ; les investissements qui n’ont pas vu le jour comme pour l’électricité et l’exploitation du gaz, par manque d’entente entre les copains ; le monopole imposé à l’aéroport et au port, qui empêche l’État de surveiller les importations et le prive de revenus ; le comportement qui a fait fuir les investisseurs, car le Liban et les Libanais ne sont plus crédibles… Et j’en passe, car la liste est longue.

Naturellement, on parle des grands coupables, mais rarement des petits. Et qui sont-ils ? Les autres, c’est-à-dire beaucoup d’entre nous. D’abord ceux qui plaçaient leur argent dans les banques et qui étaient bien contents des intérêts élevés qu’ils recevaient ; eux aussi ont contribué à la crise. Ceux qui ont accepté de prendre de l’argent au moment de voter et qui ont assuré la victoire de cette classe dirigeante. N’oublions pas ceux qui n’ont pas voté, car le péché par omission compte aussi. Et les pistons pour trouver un emploi alors que la personne n’est pas la plus qualifiée, ou que le département est en surnombre ? Sans compter les postes dorés où un fonctionnaire obtient un poste pour encaisser un salaire sans contrepartie, sans assurer un travail. Et la liste est encore plus grande.

Et c’est donc un sauve-qui-peut, chacun pensant à son intérêt sans tenir compte des conséquences. Cela ne s’applique pas à un grand nombre de Libanais. Mais qui d’entre nous n’a pas profité, à un moment ou à un autre, de la faiblesse de l’État pour en tirer un avantage personnel ? Il serait incorrect et injuste de faire assumer cette responsabilité en généralisant, car heureusement il y a parmi nous des personnes qui n’ont jamais accepté cette situation. La mobilisation du peuple depuis octobre est très encourageante dans la mesure où, finalement, les gens apprennent à collaborer et mettre leur amour- propre, souvent déplacé, de côté.

Les mots de Raymond et de Pierre Eddé me reviennent souvent, et pas un jour ne passe sans que je ne pense à eux, sans que leurs convictions ne résonnent dans mes oreilles. Et je ne peux oublier ma dernière rencontre avec mon oncle. C’était en mars 2000 et j’étais de passage à Paris. Il faisait froid, il pleuvait et mon manteau était trempé. Nous avions déjeuné ensemble la veille et je devais quitter le soir pour le Brésil. Ce matin-là il m’appelle et me demande de le voir immédiatement. Pensant qu’il s’agissait d’un problème de santé, je me suis précipité à l’hôtel Queen Elizabeth. Il m’a reçu à la porte et alors que je retirai mon imperméable il me dit : « Pas besoin, j’en ai pour une minute », ce qui m’a pris de surprise. Il m’a dit sur un ton ferme, autoritaire, qu’il ne voulait pas qu’après sa mort je rentre à Beyrouth. Et puis, sur un ton encore plus ferme, il m’a dit : « Dans 20 ans, il n’y aura plus de Liban. » Cela a pris deux ou trois minutes, et je n’ai pas compris ce qui l’avait poussé à me le dire de cette façon. C’était en mars 2000, et vingt ans après nous sommes là où nous sommes, pour avoir bafoué, tous, les principes de base de la politique et de l’économie.

Bien qu’ils me manquent tous les deux, je pense que tout compte fait, ils sont mieux là où ils sont plutôt que de voir comment tout ce pour lequel ils ont œuvré toute leur vie, avec leur père, a été détruit.

Carlos EDDÉ

Il y a 20 ans, mon oncle et parrain, Raymond Eddé, nous quittait. Ayant perdu mon père, Pierre Eddé, trois ans auparavant, j’ai senti un profond sentiment de solitude en me retrouvant sans les deux hommes que j’aimais et admirais le plus. Mais ils ne m’ont jamais quitté car pas un jour ne passe sans qu’un incident ne survienne qui les ramène à moi : le souvenir d’un...
commentaires (4)

Article très touchant!

Shou fi

00 h 20, le 12 mai 2020

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Article très touchant!

    Shou fi

    00 h 20, le 12 mai 2020

  • les Eddé,une belle lignée que l'on aimerait voir revivre!

    Petmezakis Jacqueline

    20 h 38, le 11 mai 2020

  • Quel est ce pays ou des etres nobles et brillants comme Raymond Edde ou Hamid Franjieh n'ont jamais pu etre elus presidents alors que les Caporaux Lahoud et Aoun qui font honte a l'armee ont pu y acceder

    Liban Libre

    19 h 37, le 11 mai 2020

  • On est de ceux qui ont lutté et propagé la politique de Raymond Eddé au Liban.Oui,les seuls nationaux nobles au Liban.Vous nous manquez.

    Marie Claude

    08 h 30, le 11 mai 2020

Retour en haut