Décidément hyperactive depuis quelques semaines, la Banque du Liban (BDL) vient de publier une nouvelle circulaire hier (principale n°151, la 7e depuis le début du mois) à travers laquelle elle intervient sur la réglementation des retraits effectués à partir de comptes en devise. Le texte ouvre la possibilité à tous les clients de banques du pays titulaires de ces comptes, peu importe leur montant, de convertir en livres et au « taux du marché » les sommes qu’ils souhaitent retirer en espèces.
Cette mesure sera applicable immédiatement pour une durée de six mois. Elle intervient alors que les banques ont totalement suspendu les retraits d’espèces en devise depuis le début de l’état d’urgence sanitaire décrété le 15 mars pour lutter contre le Covid-19. Le secteur bancaire avait d’ailleurs fortement restreint les plafonds de ce type d’opérations des mois plus tôt, pour tenter – sans succès – de limiter les effets de la grave crise économique et financière que traverse le pays, et qui s’est transformée en crise de liquidités.
La nouvelle circulaire précise en outre que les limites des sommes pouvant être retirées seront fixées par chaque établissement, qui devra « publier chaque jour le taux applicable » pour ce type d’opérations. Le document conclut enfin en indiquant que la « parité » entre la livre et le dollar « fixée par la BDL pour ses opérations avec les banques » continuera d’être appliquée pour les « autres opérations ». La parité officielle est toujours de 1 507,5 livres pour un dollar (1 515/1 518 livres en comptant les marges autorisées des banques), tandis que le taux de change du marché noir, mais qui semble appliqué par l’ensemble des changeurs du pays – agréés ou non – est supérieur à 3 200 livres depuis vendredi dernier.
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Zones d’ombre
La nouvelle mesure revendique explicitement une filiation avec l’une des deux circulaires principales (n°148 et n°149) publiées le 3 avril, qui amorcent un changement du régime de change en vigueur dans le pays depuis 1997.
Le nouveau texte s’adresse en effet aux déposants qui ne sont pas « éligibles pour bénéficier du mécanisme mis en place par la circulaire n°148 » qui permet à ceux dont le total cumulé de l’ensemble des comptes dans une même banque ne dépasserait pas 5 millions de livres ou 3 000 dollars au taux officiel. Si la circulaire n°148 permet à ses bénéficiaires de retirer pendant trois mois leurs fonds en livres ou en dollars au taux du marché et en une fois, la circulaire n°151 permet, elle, à tous les déposants (y compris les plus modestes) de retirer en livres et à ce même taux certaines sommes, mais uniquement de leurs comptes en devises.
« Ce n’est pas une mauvaise mesure, mais il y a plusieurs points de détails critiques qui doivent être précisés pour éviter les confusions », souligne le directeur du département de recherche de la Byblos Bank, Nassib Ghobril. Il cite d’abord le fait que la circulaire ne fait aucune référence à son impact (ou son absence d’impact) sur les retraits d’argent frais réglementés par la circulaire n° 150 du 9 avril. Le terme désigne les fonds qui ont été déposés dans les banques libanaises à partir d’une certaine date fixée arbitrairement par l’Association des banques du Liban (ABL) au 17 novembre 2019 et déposés dans des comptes spéciaux. Contrairement à ceux enregistrés avant cette date pivot, les fonds « frais » peuvent être librement transférés, retirés ou convertis.
« Le deuxième point flou concerne les limites de retraits. Si celles-ci sont calquées sur celles appliquées pour les dollars (avant le début de l’état d’urgence sanitaire), c’est-à-dire avec des petits montants de 100 à 200 dollars autorisés par semaine, la mesure ne sera pas intéressante pour les déposants », relève encore Nassib Ghobril. Selon certaines sources bancaires contactées hier, les plafonds de retraits devraient être plus importants, de l’ordre de l’équivalent en livres de 3 000 ou 4 000 dollars par mois.
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Le taux de change
La troisième zone d’ombre concerne le point le plus central du dossier, à savoir le taux de change applicable. Si la circulaire semble muette sur ce point, ce taux devrait être celui qui sera fixé par l’« unité » instituée par la circulaire n°149 et composée de représentants de la BDL et des changeurs de catégories A. Cette dernière n’a pas encore vu le jour – ou du moins la BDL n’a pas communiqué sur ce sujet. Le taux qu’elle fixera devrait évoluer chaque jour en fonction de l’offre et la demande et être relayé par les banques à travers une plate-forme électronique. « Même si la nouvelle circulaire fait indirectement allusion à cette plate-forme, il est toutefois anormal que la BDL ne soit pas plus explicite sur ce sujet », juge un autre banquier sous couvert d’anonymat.
Enfin la circulaire ne dit pas clairement si les retraits de dollars seront suspendus pendant les six mois pendant lesquels le texte doit s’appliquer, ni si cette durée pourra être prolongée.
En attendant que l’ensemble du dispositif de fixation du taux de change soit mis en place, la BDL a fixé unilatéralement au début du mois le taux de change à 2 600 livres et ne l’a pas encore mis à jour comme certains banquiers le pressentaient. Mais selon une source proche du dossier, ce taux de 2 600 livres serait celui auquel la BDL souhaiterait tendre à moyen terme. « On parle souvent ces derniers temps d’un taux sur le marché de change officiel à 2 600 et d’un autre qui serait celui du marché noir. Mais en réalité, tout le monde suit ce dernier, y compris la BDL. Or cette dernière cherche à reprendre le contrôle sur la circulation de dollar sur le marché secondaire en asséchant toutes les autres sources potentielles de dollars des changeurs, pour devenir le seul fournisseur d’argent. La dernière circulaire va dans ce sens, tout comme celle publiée la semaine dernière sur les transferts d’argent », spécule la source. La BDL a en effet demandé la semaine dernière (circulaire intermédiaire n°551) à ce que les agences spécialisées dans les transferts d’argent règlent les montants envoyés à leurs clients au Liban en livres, peu importe la devise dans laquelle ils ont été initialement effectués. Une mesure demandée par la filière et qui sera effective à partir de vendredi (certains agents ayant demandé un délai d’adaptation, pour des motifs d’ordre purement technique, selon plusieurs sources concordantes).
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Allègement de bilans
Nassib Ghobril considère pour sa part les mesures prises par la BDL comme une « tentative de combler le vide laissé par le gouvernement », qui n’a pour l’instant pas réussi à imposer de solution pour régler « la crise de confiance » que traverse les secteurs bancaire et financier du pays ainsi que la crise de liquidités.
Le banquier interrogé va plus loin en assimilant les dernières initiatives de la BDL à un moyen de réduire ses propres pertes nettes inscrites sur son bilan (54,9 milliards de dollars selon le projet de plan de réforme du gouvernement qui circule depuis le début du mois), en baissant son ardoise liée aux dépôts et certificats de dépôts que possèdent les établissements bancaires chez elles. Une piste que semble confirmer l’une des dispositions de la circulaire n° 151 (pour chaque retrait en livres à partir d’un compte en devises, les banques doivent « vendre » des dollars achetés à la BDL, ce qui devrait se traduire par un jeu d’écriture comptable).
Si elle fonctionne, la mesure va également permettre aux banques de « dédollariser » une partie de leurs dépôts, ce qui allégera leur propre bilan sans impacter leur capital (elles affichent des pertes nettes de 62,4 milliards de dollars), ajoute-t-il.
« La mesure reste risquée en ce qui concerne son impact sur l’inflation parce que les livres qui sortiront du secteur bancaire risquent d’être dépensées chez des changeurs ou pour acheter des produits importés, ce qui revient presque au même vu la situation actuelle », conclut-il, avant d’estimer que cette perspective était de toute façon inévitable au regard de la conjoncture.
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des retraits effectués à partir de comptes en devise. Le texte ouvre la possibilité à tous les clients de banques du pays titulaires de ces comptes, peu importe leur montant , de convertir en livres et au « taux du marché » les sommes qu’ils souhaitent retirer en espèces. c est un vol manifeste
13 h 19, le 22 avril 2020