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Économie - Crise

Restrictions bancaires : le projet de loi attribué au ministère des Finances loin d’être encore au point

Le principal objectif du nouveau projet de loi est de légaliser et d’harmoniser les différentes restrictions adoptées par la grande majorité des établissements bancaires depuis le 17 novembre dernier.

Des déposants libanais attendant leur tour devant un distributeur automatique de billets fin octobre dernier. Photo P.H.B.

Bien que leur attention soit principalement fixée sur l’épidémie mondiale de coronavirus, les Libanais ont également pris connaissance ce week-end des contours de la réglementation qui doit légitimer et organiser les restrictions mises en place de façon informelle par les banques depuis plusieurs mois, sur fond de crise économique et financière aiguë. Vendredi soir, un projet de loi attribué au ministère des Finances a été partagé notamment sur des applications de messagerie instantanée pour ensuite être commenté par une partie de la presse et des médias. Selon plusieurs sources concordantes interrogées par L’Orient-Le Jour, il s’agit de la troisième mise à jour d’un texte initialement proposé par la Banque du Liban (BDL) en janvier dernier et qui a depuis été amendé par des conseillers du gouvernement, après concertation avec des banquiers et experts. Une précédente version, assez similaire, avait fuité au milieu de la semaine dernière, prévoyant par exemple une durée d’application du texte de six mois. La nouvelle mouture étend cette période à trois ans après publication au Journal officiel, avec la possibilité de la raccourcir si les circonstances le justifient.

« L’harmonisation des mesures prises par les banques à travers ce projet loi constitue un cadre adéquat mis en place (…) pour protéger les banques et les déposants dans les conditions adverses actuelles », a estimé le directeur du département de recherche de Bank Audi, Marwan Barakat, dans un commentaire envoyé à L’Orient-Le Jour. « Cela permettra de juguler les effets de la crise le temps que des avancées sur les plans économique et politique permettent de graduellement assurer un retour à la normale », poursuit-il.

Mais si elle est effectivement plus exhaustive, cette nouvelle version du projet de loi est encore lacunaire et laisse beaucoup de liberté au secteur bancaire pour fixer certaines de ses modalités, selon deux experts – un juriste et un économiste – interrogés par L’Orient-Le Jour, tous les deux sous le couvert de l’anonymat



Consécration de l’« argent frais »
L’objectif premier du nouveau projet de loi est de légaliser et d’harmoniser les différentes restrictions adoptées par la grande majorité des établissements bancaires depuis le 17 novembre dernier, date à laquelle l’Association des banques du Liban (ABL) avait entrepris de les officialiser – à l’insistance de la BDL.

Le texte intronise notamment le concept d’« argent frais », expression se référant aux fonds – livres ou en devises – déposés en espèces ou ceux en devises uniquement transférés depuis l’étranger sur un compte spécifique au Liban après le 17 novembre 2019. Les fonds déposés avant cette date sont, eux, soumis à d’importantes restrictions, comme l’ont constaté de nombreux clients ces derniers mois. Il n’y a en revanche aucune limite sur les transferts en livres ou en devises du moment qu’ils se font entre clients de banques libanaises sur le territoire.

Les rédacteurs du projet de loi ont en outre officialisé les quelques libertés accordées par l’ABL aux titulaires de la deuxième catégorie de compte, mais qui n’étaient jusqu’ici pas respectées par l’ensemble des banques du pays – ces dernières traitant les clients souvent au cas par cas et en fonction de leurs propres capacités financières. Selon le texte, ces fonds peuvent ainsi servir à financer certains transferts pour des cas précis – raisons familiales, médicales, ou encore obligations (fiscales, contractuelles, etc.) engageant le déposant à l’étranger.

Des plafonds ont été intégrés dans le texte pour certaines catégories de dépenses : 30 000 dollars pour les frais de scolarité pour les parents qui ont envoyé leurs enfants étudier à l’étranger; 15 000 dollars pour permettre à un membre de sa famille de vivre à l’étranger ; 20 000 dollars pour les frais médicaux. Pour d’autres, comme les opérations pouvant être liées à l’activité d’une entreprise (payement de fournisseurs à l’étranger), les limites doivent être alignées sur les dépenses habituellement effectuées. Dans tous les cas, les déposants doivent fournir des documents à la banque pour justifier les transactions demandées. Le plafond total des fonds transférés à partir des comptes qui ne sont pas alimentés en argent frais ne doit, lui, pas dépasser les 50 000 dollars (ou toute autre devise) par an.

Parmi les autres limites, figure notamment : l’impossibilité de décaisser un chèque en devises, qui devra obligatoirement être déposé sur un compte ; le fait qu’une banque pourra refuser qu’un client rembourse en livres un prêt contracté en dollars à partir du moment où il possède un compte dans cette devise ; ou encore le fait que les banques pourront continuer de fixer librement les plafonds des cartes bancaires en devises pour les opérations au Liban ou à l’étranger, même si elles sont liées à des comptes spécifiques recevant de l’argent frais – et qui doivent obligatoirement être créés par les banques.



(Lire aussi : Quel avenir pour le secteur bancaire libanais ?)



Peu de nouveautés
Une des seules réelles nouveautés concerne l’obligation imposée aux établissements bancaires d’utiliser une portion de leurs capacités de financement pour financer « les importations de denrées alimentaires de premières nécessité, de matières premières pour l’agriculture, l’industrie, le secteur des technologies de l’information et de la communication ainsi que toutes les filières identifiées comme essentielles par le gouvernement ».

Le seuil minimum annuel est fixé à 0,50 % du total des dépôts des clients de la banque, qu’il s’agisse de ceux en livres ou de ceux en devises. Un établissement qui détient un milliard de dollars de dépôts libellés en livres et en dollars devra donc mobiliser au moins 5 000 000 de dollars par an pour financer les transactions demandées par ses clients et s’inscrivant dans l’une ou plusieurs des catégories énoncées.

Le projet loi est de plus doté d’une introduction dans laquelle ses rédacteurs affirment son caractère exceptionnel et dérogatoire par rapport au régime économique libéral consacré dans le préambule de la Constitution, et justifient sa mise en œuvre en invoquant la nécessité pour les autorités de répondre à la grave crise traversée par le pays. Un formalisme essentiel du point de vue du droit, qui s’accompagne d’une référence aux engagements pris par le gouvernement de Hassane Diab dans la déclaration ministérielle adoptée début février.

Les rédacteurs du texte y plaident enfin pour une adoption rapide du texte afin de prévenir les dommages que pourrait occasionner un retard supplémentaire dans sa mise en œuvre. Dans ses premières dispositions, le projet de loi précise que la BDL pourra adopter toutes les modalités nécessaires pour permettre l’application du texte justifiée par la grave crise économique et financière que traverse le pays


Manque de précisions
Ce dernier point fait partie des nombreux défauts pointés du doigt par les détracteurs du texte, qui le jugent encore incomplet voire inconsistant sur certains aspects. « Ce projet de loi sert uniquement à légaliser les limites imposées sur l’utilisation des dépôts en dollars, tout en laissant encore trop de de libertés aux banques ainsi qu’à la BDL pour fixer certaines modalités qui ne sont pas clairement énoncées », insiste l’économiste interrogé.

« Le texte dispose par exemple que le plafond pour envoyer de l’argent à un membre de sa famille est de 15 000 dollars, sans préciser s’il s’agit d’une montant total ou d’un montant par personne. C’est typiquement l’exemple de zone grise qui peut finalement soumettre un déposant au pouvoir discrétionnaire de la banque ou de la BDL », remarque le juriste. « De plus, l’article qui impose aux banques de réserver un montant équivalent à 0,5 % du total de ses dépôts pour financer certaines opérations soulève aussi beaucoup de questions, comme, par exemple, savoir quel secteur sera prioritaire par rapport à l’autre ou quid des banques qui n’ont pas la capacité de mobiliser cet argent », souligne-t-il encore.

Pour lui, la solution la plus cohérente du point de vue du droit serait de confier la fixation des modalités d’application en suspens au Conseil des ministres et de limiter au maximum le pouvoir discrétionnaire des banques et de la BDL. Le second expert suggère pour sa part d’instituer un organe de contrôle composé de représentants du gouvernement, du secteur bancaire et des déposants – par le biais des organisations professionnelles, des syndicats ou des groupes issus de la société civile – pour garantir la transparence du processus et éviter les dérives dans l’application du texte.

« Le texte entérine des mesures arbitraires qui ont créé d’importantes inégalités entre les clients qui ont de l’argent à l’étranger et ceux qui n’en ont pas, même à fortunes égales, ainsi qu’entre les résidents, qui peuvent librement utiliser leur argent dans le pays, et les non-résidents, qui peuvent aussi subir d’importants dommages. Dans ce contexte, il est tout à fait légitime de réclamer que les autorités placent des garde-fous », dénonce encore le juriste.


Rétroactivité
Le texte, qui n’a pas été officiellement diffusé, comporte en outre certaines incohérences. « Dans l’article 4, il y a deux dispositions contradictoires : une première qui permet au titulaire d’un compte en devises non alimenté en argent frais conformément à la définition consacrée d’utiliser son argent pour honorer certains engagements qu’il a pu prendre à l’étranger et une seconde un peu plus loin qui exclut les personnes qui ont des comptes à l’étranger de la catégorie des déposants pouvant bénéficier des aménagements prévus. Or quelqu’un qui a des obligations financières à l’étranger doit être généralement titulaire d’un compte dans le pays où il a souscrit ces engagements », poursuit le juriste.

Une remarque approuvée par l’économiste qui souligne en outre qu’une personne qui vit entre deux pays peut avoir ouvert un compte courant sans forcément y épargner de l’argent, ce qui rend la mesure d’autant plus injuste à son égard. Il alerte également sur les difficultés que les banques pourront éventuellement rencontrer pour s’assurer qu’une personne possède ou non un compte dehors. « Cette disposition concernant le fait de posséder ou non un compte ailleurs doit être supprimée du texte final », affirme-t-il.

Une autre carence majeure soulignée par les deux experts concerne l’absence de détails concernant la rétroactivité du projet de loi. « Le texte prend la décision de l’ABL comme point de repère, ce qui est déjà assez inédit dans la mesure où elle n’a en principe aucune valeur réglementaire reconnue par le droit libanais. Mais il faut se souvenir que les banques ont commencé à imposer des restrictions illégales vis-à-vis de la loi ainsi que de leurs engagements contractuels avec leurs clients, bien avant cette date. Or il n’y a rien qui précise le point du vue du législateur par rapport à ça », relève le juriste. Pour l’économiste, la rétroactivité du projet de loi ne semble même pas acquise, si on s’en tient à sa rédaction actuelle. « Or l’enjeu est crucial pour la protection des banques », martèle-t-il. Le 22 novembre, le négociant international en pétrole IMMS avait par exemple engagé une procédure judiciaire dans l’État de New York contre Bankmed pour avoir refusé d’exécuter le 8 du même mois le retrait d’un important dépôt. Le juriste trouve pour sa part encore plus problématique le fait que le projet de loi ne précise pas devant quelle juridiction sera compétente en cas de litige lié à son application.

L’économiste conclut en assurant que ce texte ne permettra en rien de résoudre le fond des difficultés auquel les secteurs bancaire et financier libanais sont confrontés, à savoir le déséquilibre qui existe entre le montant déclaré de leurs actifs et leur montant réel, largement inférieur. « Il n’y a pas de solution durable possible sans restructuration du secteur. Les banques ont 85 milliards de dépôts en devises à la BDL, qui n’a pour sa part que 29 milliards de réserves en devises auquel il faut même rajouter la valeur de marché des eurobonds (titres de dette publique en devises) qu’elle détient. Ce n’est même plus une histoire de liquidités, c’est un problème d’argent qui a été englouti, et pas uniquement dans les déficits de l’État », pose-t-il en conclusion.


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commentaires (2)

LE CORONABANCAIRE VIENT S,AJOUTER AU CORONAVIRUS POUR AFFLIGER DE PLUS EN PLUS LES LIBANAIS.

LA LIBRE EXPRESSION

12 h 01, le 16 mars 2020

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Commentaires (2)

  • LE CORONABANCAIRE VIENT S,AJOUTER AU CORONAVIRUS POUR AFFLIGER DE PLUS EN PLUS LES LIBANAIS.

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 01, le 16 mars 2020

  • Ce projet de loi sert plus à protéger les banques que les petits déposants. Les gros ne sont pas concernés, leurs comptes ayant déjà été transférés à l’étranger... 30’000$ par an pour les études à l’étranger? En tout ou par enfant? Pareil pour n’importe quel pays? Ecole gratuite en France vs MBA 100’000$ en Suisse, même combat? Et tout ça pour éponger leurs erreurs... Si au moins ils faisaient la différence entre ceux qui ont profité des taux d’intérêt et ceux qui n’ont qu’un compte courant, et qui eux n’ont absolument aucune part de responsabilité...

    Gros Gnon

    09 h 32, le 16 mars 2020

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