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Société - Précarité

« Personne ne nous a proposé ne serait-ce qu’un sac de pain »

À Tripoli, les associations sont débordées et tentent de répondre aux besoins énormes de populations vulnérabilisées par le coronavirus, la crise financière et l’absence de toute politique de développement.

À Tripoli, un bénévole de la Fondation al-Tawarek distribue des rations alimentaires aux familles les plus défavorisées.

« Nous sommes en dessous de zéro. Personne ne nous a proposé ne serait-ce qu’un sac de pain. Ni l’État, ni les associations humanitaires, ni les hommes politiques. Et depuis le début du confinement lié au coronavirus qui nous interdit de vaquer à nos tâches professionnelles, la pêche, le transport routier, le travail au port, nous n’avons plus aucun revenu, même minime. Nous n’avons pas même la possibilité de mendier aux portes des églises ou des mosquées, elles sont désertes. » Moustapha Mahmoud Yassine, mieux connu sous le nom d’Abou Yassine, pleure en prononçant ces mots. Alors que les ONG multiplient les distributions de rations de première nécessité aux populations les plus démunies de Tripoli, cet habitant de Hay el-Tanak, bidonville du quartier de Mina, n’a toujours rien reçu, ni lui ni la cinquantaine de familles sur lesquelles il veille. « Je jure sur la tête de mes 45 petits-enfants que nous avons été oubliés de tous », insiste-t-il, lançant un SOS « aux personnes de bonne volonté » qui veulent bien l’entendre.

Il est vrai que des représentants municipaux sont venus il y a quelque temps prendre les noms et coordonnées des chefs de famille, avec la promesse de distribuer quelque 75 000 LL par famille. « Mais cette promesse n’a pas été suivie d’effet », regrette-t-il. « Tous les États du monde ont pris des mesures pour protéger leurs populations, sauf le nôtre », dénonce cet ancien chauffeur de poids lourd de 76 ans, qui a cessé toute activité professionnelle. « Ici, dans le Nord où règne le clientélisme, si vous êtes proche d’un zaïm, vous obtenez ce qu’il vous faut. Et si vous refusez de mendier, vous risquez de mourir de faim », conclut-il.


(Lire aussi : À la coupe !, l'éditorial de Issa GORAIEB)


Interdits de travailler

Le cas d’Abou Yassine est loin d’être isolé dans la capitale du Liban-Nord, où plus de 60 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, selon Adib Nehmé, consultant en développement et expert en lutte contre la pauvreté. « La situation est dramatique ! Même les personnes qui se débrouillaient jusque-là n’ont plus de ressources, constate pour sa part l’avocat Khaled Merheb, membre de la société civile. Si le confinement devait durer encore, les gens pourraient s’entre-dévorer. » La situation est d’autant plus grave pour ce défenseur des droits de l’homme que les hommes politiques de la région « comptent parmi les plus grandes fortunes du pays » et « déploient les grands moyens en période électorale ». « Mais ils n’ont rien entrepris pour permettre à la population de tenir le coup. Ni même l’État qui s’obstine à coller des contraventions à ceux qui tentent de maintenir une activité professionnelle pour survivre », accuse-t-il. « Quant à la société civile, peu développée, elle fait du mieux qu’elle peut. Il s’agit davantage d’initiatives individuelles que collectives et elles demeurent largement insuffisantes », regrette l’avocat, craignant une augmentation de la criminalité, car « les gens ont faim ».


(Reportage : Dans les bidonvilles de Tripoli)


Alors que devait démarrer hier matin la campagne du gouvernement de distribution d’aides sociales aux familles les plus démunies du pays, l’opération a été reportée par le ministre des Affaires sociales, Ramzi Moucharrafiyé. Ce dernier a chargé l’armée libanaise, responsable de la mise en œuvre de ce programme de soutien, de vérifier la liste des bénéficiaires afin que la distribution se déroule de façon juste et équitable, certaines parties ayant dénoncé une répartition basée sur le clientélisme. Mais les populations défavorisées ne souffrent aucun retard. Et une initiative de distribution de denrées alimentaires par des scouts s’est soldée hier à Tripoli par trois blessés, des bénévoles ayant été pris dans une rixe avec des policiers municipaux.


Des distributions insuffisantes

De leur côté, les associations humanitaires sont débordées. Elles travaillent d’arrache-pied pour assurer la survie des familles pauvres qu’elles prennent en charge. Mais cela ne suffit plus, malgré la solidarité. Les besoins augmentent au quotidien et se font plus pressants. Et de nombreux nécessiteux sont laissés sur le carreau. Comme Abou Yassine et sa famille. Comme d’autres anonymes aussi.

« Nous sommes débordés depuis le début de la crise financière. Et pouvons à peine subvenir aux besoins des 500 familles tripolitaines dont nous nous occupons », affirme la présidente de la Fondation al-Tawarek, Maya Habib Hafez, qui distribue rations alimentaires et kits d’hygiène. La responsable humanitaire observe que la situation devient « intenable », depuis que les gens ne travaillent plus, pour cause de pandémie et de confinement prolongé. D’une part, « les distributions sont largement insuffisantes », martèle-t-elle. D’autre part, « l’organisation de l’assistance » n’est pas à la hauteur, car l’État brille par son absence. Et même si les associations tentent de coordonner leurs actions dans la mesure du possible, les ratés sont nombreux. « Certaines familles reçoivent des assistances en double ou en triple de plusieurs parties, alors que d’autres sont oubliées », déplore-t-elle. Dans ce cadre, « la crainte d’une révolte populaire est tous les jours plus forte, vu la rancœur qu’entretiennent à l’égard de leurs dirigeants les Tripolitains qui ont faim ».


(Lire aussi : Le plan d’aide aux plus démunis reporté : le ministre s’explique)


Le travailleur informel, première victime

Partout, le discours est le même. Les associations travaillent au maximum de leurs capacités. Leurs moyens sont limités. Et l’État est aux abonnés absents, alors que le système d’assistance fonctionne à l’image du pays, selon le sacro-saint principe du clientélisme. « Nous ne savons plus où donner de la tête. Nous devons sans cesse mettre nos listes à jour, ajouter de nouveaux bénéficiaires, car les besoins sont énormes et la situation dramatique », constate Yasmina Skaff, membre du regroupement The Women Collective qui aide les ONG à trouver des ressources. « C’est le résultat de l’absence de politique de développement à Tripoli », regrette de son côté Léa Baroudi, fondatrice de l’ONG March, qui milite pour la cohésion sociale, plus particulièrement entre les jeunes des deux quartiers autrefois en conflit de Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen. Depuis que le Covid-19 s’est déclaré au Liban, l’association n’a d’autre choix que de s’adapter. Sa centaine de bénéficiaires fabriquent des masques pour équiper les dispensaires et les personnes les plus vulnérables, apportant ainsi leur contribution à la collectivité. « Nos ateliers de couture ont déjà lancé les prototypes aux normes requises. La fabrication peut déjà commencer », affirme Mme Baroudi.

« La ville de Tripoli est connue pour être l’une des trois régions les plus pauvres du Liban, avec le Akkar et Minié-Denniyé », rappelle Adib Nehmé. La pandémie de coronavirus aidant, « plus des trois quarts de sa population, des travailleurs informels majoritairement, ont aujourd’hui besoin d’assistance », assure l’expert. « Ils ont perdu leur travail, leur revenu, et ne bénéficient d’aucune protection sociale », constate-t-il, précisant que cette situation ne concerne plus les plus pauvres uniquement et touche désormais tout le pays. D’où la nécessité « d’une réponse massive des autorités, car l’assistance des ONG ne suffit plus ». Cette réponse viendra-t-elle à temps, sachant que les leaders politiques de Tripoli, réunis hier, ont pris l’engagement formel d’unir leurs efforts pour porter assistance à la population de leur ville, sous l’égide de la municipalité ?


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commentaires (5)

QUAND ON A 45 PETITS ENFANTS... (?)

LA LIBRE EXPRESSION

21 h 41, le 15 avril 2020

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Commentaires (5)

  • QUAND ON A 45 PETITS ENFANTS... (?)

    LA LIBRE EXPRESSION

    21 h 41, le 15 avril 2020

  • Planning familial à marche forcée.

    Christine KHALIL

    17 h 58, le 15 avril 2020

  • Il aurait fallu recenser ces familles dans ces bidonvilles et accorder une aide à tous ses habitants sans distinction et ce de toutes les organisations et de l’état confondue en un seul lot mensuel. Comme ça personne n’est lésé et les gens savent qu’il faut faire avec jusqu’à la fin du mois. Le cahot qui règne où certains bénéficient de plusieurs aides de plusieurs associations et d’autre ne reçoivent rien est dû à la désorganisation totale et l’anarchie des listes dressées. Personne ne doit se déplacer, comme dans les autres pays civilisés les aides arrivent à chaque famille chez elle, on évite ainsi de passer à côté des vrais nécessiteux avec la dignité qui s’impose sans faire la queue ni s’étriper pour un sac de riz. Mais ça se passe comme ça uniquement dans les pays développés et civilisés où le clientélisme n’est pas une religion.

    Sissi zayyat

    11 h 35, le 15 avril 2020

  • Pauvre M. Abou Yassine, non seulement la disette, mais aussi l'ingratitude: pas un de ses 45 petits-enfants ne s'occuperait de leur grand-père...

    Mago1

    05 h 43, le 15 avril 2020

  • Pourquoi les familles libanaises qui se contentent de 1-3 enfants, doivent financer le train de vie de M. Abou Yassine et de ses 45 petits-enfants? En leur offrant de l'aide (qu'ils considèrent d'ailleurs comme un du, sinon il vont devenir méchants), on les infantilise, on leur apprend le clientélisme et la mendicité, au lieu de les responsabiliser.

    Mago1

    01 h 21, le 15 avril 2020

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