Dans le marché aux légumes de Bab el-Tebbané, à Tripoli, l’on en viendrait rapidement à oublier l’épidémie de coronavirus, dans les étals nombreux et colorés, et l’animation au rendez-vous. Sans masques ni gants, les badauds se bousculent, l’une choisissant ses légumes, l’autre optant pour du poisson vendu à la criée ou un poulet que l’on vient d’égorger.Le marché, comme tous les souks populaires de Tripoli, est resté ouvert malgré les mesures édictées par le gouvernement qui comprennent fermeture des marchés et confinement de la population. Dans les travers du souk, c’est la même rengaine que l’on entend : entre le risque de mourir du coronavirus et l’assurance de mourir de pauvreté, le choix est fait. Des milliers de personnes travaillent comme journaliers dans cette deuxième ville du Liban, la plus pauvre du pays. C’est pour cela que les hommes sont obligés de sortir tous les jours pour subvenir aux besoins de leurs familles.Omar, un jeune homme brun d’une trentaine d’années, travaille à la journée chez un marchand de légumes du souk de Bab el-Tebbané. « Avant, même avec la révolution, je pouvais gagner 40 000 livres par jour. Aujourd’hui, je ne parviens même pas à gagner 10 000 par jour. Cette affaire du coronavirus nous a complètement achevés », affirme-t-il.
Dans une autre échoppe, Bahaa, 24 ans, laisse exploser sa colère. « Ils ont inventé ce corona pour appauvrir Tripoli et pour tuer la révolution. Regardez ce qui s’est passé hier à la place al-Nour, ils veulent nous anéantir, mais cela ne se passera pas comme ça », dit-il. Dans la nuit de mardi à mercredi, l’armée a rouvert à la circulation la place al-Nour, épicentre de la contestation à Tripoli depuis le 17 octobre, et démantelé les tentes des contestataires. « Tripoli et d’autres villes se révolteront », ajoute-t-il. « Nous avons faim. Ici, les enfants ne vont même plus à l’école, ils sont obligés de travailler pour aider leurs parents. Et même s’ils vont à l’école, l’après-midi ils sont dans la rue à ramasser de la ferraille et du plastique qu’ils revendent au kilo. »
Près de lui, Ahmad, un garçonnet de 11 ans, parle comme un adulte. Il a cinq frères et sœurs, son père est malade et sa mère est complètement désemparée face à cette situation. « J’ai décidé de quitter l’école, je veux subvenir aux besoins de la famille », dit-il. Il est venu voir des ouvriers sur un petit chantier. Il rêve de travailler de ses mains, d’apprendre un métier, de devenir menuisier.
Fady, la cinquantaine, propriétaire d’un magasin de fruits et légumes, travaille avec ses trois enfants. À l’instar des autres marchands du souk, il ne prend aucune précaution. « Dans tous les cas, on va mourir, si ce n’est pas du corona, c’est de la pauvreté. Alors on s’en remet à Dieu. Je sais bien que le virus existe, mais qu’est-ce qui est plus dangereux, cette épidémie ou la pauvreté ? Ils veulent qu’on reste à la maison, soit, mais qu’ils nous assurent de quoi manger et de quoi payer le loyer ! »
lance-t-il. L’atmosphère est tendue et les étrangers ne sont pas les bienvenus, comme du temps des flambées de violence entre Bab el-Tebbané et Jabal Mohsen. On est bien loin de l’euphorie qui prévalait aux premiers temps du soulèvement populaire, quand Tripoli avait été surnommée « la fiancée de la révolution ».
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« J’ai vendu ma machine à laver pour nourrir mes enfants »
Dans un bidonville voisin, un homme assis devant une maison délabrée crie sa colère. « Hassane Diab appauvrira les plus pauvres. Regardez où le mandat de Michel Aoun nous a menés, nous n’avons même plus de quoi acheter du gaz et nous faisons la cuisine sur un feu de bois. »
Dans une maison voisine, un jeune couple s’apprête à partir dans le Akkar. Dans leurs bras, des couvertures et quelques marmites. Leurs seuls bagages. Sana, 20 ans, et Mohammad, 28 ans, n’ont, une fois de plus, pas pu payer leur loyer. Ils en sont à leur quinzième déménagement en trois ans. « J’avais laissé la machine à laver en gage, et puis je l’ai vendue à 30 000 livres car j’avais besoin d’acheter de la nourriture pour mes enfants », dit tristement Sana. Tous les souks des quartiers populaires de Tripoli sont ouverts, dont le marché aux poissons à Mina.
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Mutinerie
Dans le quartier de Qobbé, la propriétaire d’une épicerie fait défiler sur son téléphone portable des photos envoyées par son neveu depuis la prison de Qobbé, où une mutinerie s’est produite mardi soir. Les détenus réclamaient une amnistie générale, une demande de longue date renforcée par la crainte d’une propagation du coronavirus dans la prison surpeuplée. Des affrontements ont opposé l’armée à leurs proches, massés devant l’établissement pénitentiaire, et dont certains ont tenté de prendre d’assaut la prison. Un officier et douze soldats ont été blessés par des jets de pierres, de tessons de bouteille et d’engins pyrotechniques.
« Pourquoi nous traitent-ils ainsi ? Pourquoi l’État tient-il à nous marginaliser ? » demande-t-elle, avant d’ajouter, résignée : « Ne vous fatiguez plus, à Tripoli, c’est la même histoire, tout le monde a faim, plus personne ne peut payer son loyer. Venez voir les ardoises de mes clients. » Le contraste avec les quartiers plus favorisés, qui respectent en général les mesures de confinement, est saisissant. Et laisse comme l’impression d’être dans une autre ville.
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23 h 26, le 10 avril 2020