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Culture - Retour sur l'Histoire

"Les quarantaines ont été inventées pour emplir la poche de ces bons Turcs", écrivait Flaubert, confiné à Beyrouth

La lettre de Gustave Flaubert, écrite à sa cousine lors de sa quarantaine à Beyrouth. (feuillets 1 et 2) (Images tirées du centre Gustave Flaubert de l'Université de Rouen)

Le 23 juillet 1850, Gustave Flaubert envoie à sa cousine, Olympe Bonenfant, une lettre rédigée depuis le lazaret de Beyrouth. Lettre où il lui raconte, en termes parfois caustiques, sa quarantaine, sur fond de suspicion de choléra. Le paquebot à bord duquel l'écrivain était arrivé à Beyrouth en provenance d’Alexandrie avait en effet "touché à Malte" où, quinze jours auparavant, il "y avait eu deux cas de choléra".

C'est à la Quarantaine, un promontoire surplombant le port planté, à l'époque, de mûriers, de potagers et de vergers, qu’un groupe de consuls européens avait décidé, lors de la première moitié du XIXe siècle, "de construire et d'administrer, à la demande du gouverneur Ibrahim pacha, un lazaret, un établissement où sont isolés à leur arrivée dans le port de Beyrouth, pour une période de 30 ou 40 jours, les personnes malades ou suspectées d’avoir contracté une maladie. Autrement dit, un lieu où les voyageurs sont mis "en quarantaine", comme nous vous le racontions récemment dans un article sur l'histoire de ce quartier de la Quarantaine.

"À l’époque, une épidémie de peste faisait des ravages sur le pourtour du bassin méditerranéen, comme le narre alors le consul de France, Henri Guys, dans un livre relatant son séjour au Liban, dont des extraits ont été repris dans L’Orient du 9 janvier 1966. Le lazaret a toutefois permis, selon le diplomate, « de préserver quinze mois la Syrie, tandis que la peste régnait à Constantinople (Istanbul), Smyrne (Izmir), Chypre et en Égypte, d’où arrivaient continuellement des navires de marchandises et de passagers ». Par métonymie, ce rempart sanitaire a fini par donner son nom à tout le quartier".

Voici comment Flaubert raconte sa quarantaine à sa cousine, d'après cette lettre dont nous vous proposons la transcription (avec ratures de l'auteur) faite par le Centre Flaubert de l’Université de Rouen (lettre mentionnée ces derniers jours par Le Nouvel économiste)


Lettre de Flaubert à sa cousine, Olympe Bonenfant, Beyrouth, 23 juillet 1850

Du lazaret de Beyrouth, 23 juillet 1850.

Si je ne t’ai pas écrit depuis longtemps ma chère Olympe ce n’est pas faute de bonne volonté. Bien souvent pensant à ma mère je pense à toi naturellement puisque tu es la femme qu’elle aime le mieux, tendresse que tu lui rends bien et dont vous autres au moins vous donnez des preuves – Mais c’est qu’écrire une lettre en voyage est une besogne difficile. Le temps est si employé, on en a si peu, le soir on arrive exténué – on dévore ce qui se trouve – on fume une pipe (chose indispensable à l’existence) et on se couche ; pour le lendemain matin à la pointe du jour se rembarquer sur son ch à cheval à dromadaire ou à âne.

Enfin aujourd’hui que nous sommes en prison je profite d’un moment pour t’envoyer ce petit mot de souvenir. Les lazarets ont été inventés pour les quarantaines et les quarantaines pour emplir la poche de ces bons Turcs, tout cela sous prétexte de peste ; or du moment qu’on arrive ici d’un pays étranger on a la peste et je crois franchement qu’ils en ont peur –

Ainsi nous sommes en ce moment en suspicion de choléra parce que le paquebot qui nous a amenés d’Alexandrie ici avait touché à Malte et qu’à Malte quinze jours auparavant il y avait eu deux cas de choléra. Conséquemment nous sommes [illis.] claquemurés dans une presqu’île et gardés à vue – L’appartement dans lequel je t’écris n’a ni chaises ni divans ni table ni meubles ni carreaux aux fenêtres – on fait même petit besoin par la place des carreaux des dites fenêtres, détail que tu trouveras peut-être superflu, mais qui ajoute à la couleur locale – il n’y a rien de plus drôle que de voir nos gardiens qui communiquent avec nous à l’aide d’une perche, font des sauts de mouton pour nous éviter quand nous les approchons, et reçoivent notre argent dans une écuelle remplie d’eau – hier au soir, Sassetti a manqué faire à l’un d’eux dégringoler l’escalier à grands coups de pied dans le bas des reins –

par Pour nous purifier cet imbécile était venu nous empester avec des fumigations de soufre. Notre malheureux groom était déjà presque asphyxié et toussait comme cent diables enrhumés – Quand on veut leur faire des peurs atroces, on n’a qu’à les menacer de les embrasser – ils pâlissent –

B en résumé quoique nous soyons présentement dans un local de nom funèbre nous rions beaucoup – d’ailleurs nous avons sous les yeux un des panoramas comme on dit en style pittoresque des plus splendides du monde – la mer bleue comme de l’eau d’indigo bat les pieds du rocher sur lequel nous sommes huchés. Elle [est] si transparente que lorsqu’on descend au bord, on y voit dans l'eau nager les poissons, et remuer au fonds, les gdes herbes et les varechs qui s’inclinent et se redressent au mouvement des vagues. la végétation descend jusque sur la grève et que portant fleurs et verdure – et lorsqu’on lève les yeux le nez [illis.] on trouve une chaîne de montagnes (le Liban) ayant cravatée de nuages à leur son milieu et poudrée de neige à son sommet. Ce sont là de ces choses, chère Olympe, que l’on ne verrait pas à Paris, même en payant – j’ose le dire. J’ai le courage de mon opinion.

Nous allons donc dans deux ou trois jours enfourcher des chevaux et partir pour Jérusalem où nous serons à la fin de l’autre semaine. – Nous en avons fini du voyage en barque. Ça va être maintenant le cheval et le mulet nous aurons bien aussi par-ci par-là quelque peu de chameau pour n’en pas perdre l’habitude. Quant à ce qu’on dit du mal de mer qu’il donne, c’est une pure blague. Le mal de terre oui – ça vous écorche convenablement le premier jour pour peu que l’on ait une mauvaise selle, ce qui vous arrive infailliblement. Celui que j’avais sous moi pr aller à Kass Kosseïr sur les bords de la mer Rouge avait, outre les poux qu’il me communiqua, une plaie à la cuisse droite qui suppurait fort et qui le soir venu ne sentait point les parfums d’Arabie – Ce n’était pas un dromadaire quoiqu’il en portât le nom ; c’était un vésicatoire à quatre pattes, un exutoire quadrupède ! les pauvres bêtes d’ailleurs crevaient de faim par suite de l’avarice de leur maître et ne rencontrant rien en route se mangeaient réciproquement leurs crottes ! en voilà des phalanstériens ! Du reste c’est une admirable bête que le chameau, je ne peux me lasse pas de contempler cet étrange et gracieux animal – il faut les voir quand on les aperçoit dans le désert au bout de l’horizon, s’avançant sur le même rang, tous alignés d’eux-mêmes [illis.] comme des soldats, et balançant leur long col comme à la façon des autruches. Pourquoi donc désigne-t-on une femme laide par l’appellation de chameau ? celui qui a inventé cette sotte facétie avait une bien bonne opinion du beau sexe. Je souhaiterais aux maris malheureux d’avoir des dromadaires pour épouses.

Assez bêtifié comme cela chère Olympe, – voilà je crois minuit – il est temps de se coucher, maintenant que nous avons des habitudes patriarchales – c’est bien le moins – nous sommes dans le pays des patriarches – à propos, je m’en vais rapporter du St Sépulcre quelques chapelets à l’usage des âmes pieuses de ma connaissance – Mais comme dans mes connaissances je n’en vois guère, si tu en as, toi, je t’en donnerai pour elles – J’ai à te remercier bien fort pour avoir confié ta fille à ma mère – elle a été bien heureuse de cette société. irez-vous ces vacances à Croisset – je me mets de la partie et je prie Bonenfant que ses occupations ne vous en empêchent pas. – tu sais com quel bonheur ce sera pour ta pauvre tante. – embrasse pour moi tous les tiens – et quant à toi ma pauvre vieille embrasse-toi de ma part quoique l’insolence du sieur Du Camp (homme aimable) m’ait devancé.

À toi du fond du cœur.

Gve Flaubert

Maxime vient de me demander à qui j’écrivais. Je lui ai répondu : « À Olympe. » Il a repris : « Tu lui diras que je l’embrasse de tout mon cœur. » [illis.]


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commentaires (7)

"on trouve une chaîne de montagnes (le Liban) ayant cravatée de nuages à leur son milieu et poudrée de neige à son sommet. " Flaubert a écrit cette lettre un 23 juillet, et le Sannine(c'est bien la montagne qu'on voit de Beyrouth) était "poudré de neige à son sommet"! Ce n'est plus quelque chose qu'on voit de nos jours, avec le réchauffement climatique... En plus, ce n'est pas le Flaubert de Madame Bovary qui écrit là: on sait combien de temps il prenait pour aboutir à la forme finale de ses romans!

Georges MELKI

09 h 53, le 02 avril 2020

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Commentaires (7)

  • "on trouve une chaîne de montagnes (le Liban) ayant cravatée de nuages à leur son milieu et poudrée de neige à son sommet. " Flaubert a écrit cette lettre un 23 juillet, et le Sannine(c'est bien la montagne qu'on voit de Beyrouth) était "poudré de neige à son sommet"! Ce n'est plus quelque chose qu'on voit de nos jours, avec le réchauffement climatique... En plus, ce n'est pas le Flaubert de Madame Bovary qui écrit là: on sait combien de temps il prenait pour aboutir à la forme finale de ses romans!

    Georges MELKI

    09 h 53, le 02 avril 2020

  • Je suppose que Flaubert parlait de "Libanais" ou "Syriens" quand il dit "ces bons Turcs", ou peut-etre a l'epoque de Flaubert en 1850 il y avait des fonctionnaires et militaires turcs (empire Ottomane). En tous cas, la pratique des "quarantaines" n'etait pas limite a l'empire Ottomane donc pas vraiement politiquement correcte de Flaubert d'accuser "les bons turcs".

    Stes David

    11 h 17, le 01 avril 2020

  • Très bonne idée de ressortir Flaubert; Nous vous embrassons tous au Liban. Philippe (Creuse, France)

    VIARD Philippe

    15 h 51, le 31 mars 2020

  • Belle description de la mer et la montagne libanaise!!

    Wlek Sanferlou

    14 h 33, le 31 mars 2020

  • ON PEUT ETRE AUTEUR RENOMME MAIS ON PEUT ETRE EN MEME TEMPS IDIOT...

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 42, le 31 mars 2020

  • et bien ,cela ne rehausse pas l'idée que je me fais de cet homme méprisant les braves gens qui l'accueillaient ! méprisant aussi les précautions sanitaires ! peut etre sur fond de gueguerre économique mais cela le dédouane -t-il?J.P

    Petmezakis Jacqueline

    12 h 20, le 31 mars 2020

  • Agréable phraséologie qui justifie la qualité d'auteur de Gustave Flaubert. Merci pour cette publication durant cette triste période.

    DAMMOUS Hanna

    12 h 16, le 31 mars 2020

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