Devant le portail de l’immeuble où habitait Ala’ Bou Fakhr, le nom du « martyr de la révolution », pleuré par tous les manifestants du Liban, figure toujours sur la sonnerie. C’est au troisième étage de cet immeuble encore neuf du village tranquille de Dmit, dans le Chouf, que vit son épouse Lara et ses trois enfants : Omar, 12 ans, Ghina, 10 ans et Adib, 7 ans. Les murs et les tables basses de l’appartement ont commencé à s’alourdir de portraits de l’homme qui n’est plus là depuis quatre mois.
Lara Bou Fakhr, devenue avec son fils Omar, pour quelque temps après l’assassinat de son époux à Choueifate, une icône de la révolution, porte désormais les cheveux courts. « Mon benjamin ne voulait plus voir mes cheveux longs. Il voulait que je ressemble à son père. Il disait que papa portait les cheveux courts et que je devais faire comme lui… Désormais, je dois assumer deux rôles, je dois être le père et la mère de mes enfants », dit la jeune femme d’une trentaine d’années.Tout de noir vêtue, elle porte en pendentif l’alliance en or de son mari. Elle avoue que pour faire plaisir à ses enfants, elle met du blanc quand elle est seule avec eux. « Porter le deuil ne prouve rien. Quoi que je fasse, mon cœur restera à jamais triste », soupire-t-elle.
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Sur l’écran de son téléphone, elle montre des vidéos des jours heureux, où elle chantait et dansait avec son mari. « Souvent, pour nous amuser lors de nos soirées passées à la maison, nous interprétions des sketches, nous faisions du karaoké, nous nous déguisions… Ma vie n’était faite que de bonheur », confie-t-elle.
Digne, cette jolie femme soignée, au visage avenant, qui a connu son époux il y a 17 ans, alors qu’ils étaient tous les deux sur les bancs de l’université, répète comme pour se donner du courage : « Je veux rester forte pour lui, pour le rendre fier de moi. »
« Ce qui me blesse le plus, c’est quand je croise des personnes qui disent en me regardant que j’ai l’air d’aller bien… avoue-t-elle. J’ai été élevée dans la dignité et je ne montre pas mes larmes. Je ne veux pas que les gens aient pitié de moi ou encore qu’ils s’inquiètent pour moi. Je ne vais pas bien, mais il faut que je reste forte pour pouvoir m’occuper de mes enfants. Désormais, ils n’ont plus que moi. »
« Je cache mes larmes et je souris devant mes enfants, mais quand ils vont à l’école, je fais ce que je veux, je pleure, je parle à Ala’ et je vais au balcon où j’ai gardé les vêtements (ensanglantés) qu’il portait le jour de son assassinat. Je le revois devant moi. Parfois j’imagine que j’entends le son de sa voix, que je sens son odeur, mais je sais qu’il n’est plus là. Parfois je me dis que c’est un cauchemar duquel je vais me réveiller », raconte Lara Bou Fakhr qui a vu l’assassin de son mari, un militaire, charger son arme et tirer sur lui à bout portant. Elle avait tenté de le protéger de son propre corps, mais c’était trop tard. C’était le 12 novembre, lorsqu’elle était descendue avec son mari manifester après un discours du président Michel Aoun qui avait suscité la colère de nombreux Libanais.
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Pour que le rêve se réalise
« J’avais peur pour lui. C’est comme si je sentais qu’un malheur allait arriver et que notre bonheur serait brisé. Parfois blottie contre sa poitrine, je lui disais que j’avais peur qu’un jour j’arrête de sentir les battements de son cœur. Il se moquait de moi », dit-elle.
Membre du Parti socialiste progressiste, Ala’ Bou Fakhr était membre du conseil municipal de Choueifate et présidait le collectif Choueifate madinatouna, un mouvement civil qui luttait notamment pour une ville meilleure loin des dissensions politiques et confessionnelles. Depuis le début de la révolution, Lara manifestait à ses côtés et confectionnait souvent et servait des sandwichs, ainsi que du café, aux contestataires comme aux automobilistes bloqués en raison des fermetures de routes.
« Je n’en veux pas aux tueurs (l’officier qui a donné l’ordre, Nidal D., et son garde du corps, Charbel H., qui a tiré, NDLR). Ils sont tous les deux en prison. Je n’ai pas pardonné, mais je ne parviens pas à les haïr. D’ailleurs, Ala’ et moi, nous ne détestons personne, nous n’avons jamais fait de mal à quelqu’un. Les enfants de l’officier circulent aujourd’hui avec des gardes du corps parce qu’ils ont peur d’être attaqués ; s’ils venaient chez moi ou si je les croisais, je les accueillerais à bras ouverts. Ce n’est pas leur faute si leur père est un assassin, et cela ne devrait pas être facile pour eux de vivre avec un tel fardeau. C’est Dieu et saint Charbel qui m’aident à accepter, à être tolérante, à poursuivre ma vie et à rester debout », déclare cette femme de confession druze.
Le plus dur pour elle, c’est la nuit. « Souvent, je me réveille et je veux serrer Ala’ dans mes bras, mais je réalise que le lit est vide et je finis par poser ma main sur un oreiller froid », dit-elle, ajoutant que le stress dans lequel elle vit commence à lui créer des problèmes de santé.
Lara Bou Fakhr a arrêté après le quarantième de son mari de se rendre aux manifestations. « Je veux que mes enfants grandissent normalement, je veux les protéger. Ils ont subi trop de pression après l’assassinat de leur père. Sous le choc, le benjamin a arrêté de parler durant un mois et demi, alors que l’aîné, depuis la disparition de son père, refuse de passer par la route de Choueifate, le lieu du crime », confie-t-elle.
« Parfois, quand je vois l’impasse dans laquelle nous sommes, je me dis que mon mari est mort pour rien, qu’au Liban rien n’aboutit jamais… Mais aussi, plus souvent, je me donne du courage en disant que Ala’ a rêvé d’un Liban différent et que je continuerai la lutte et la révolution pour que son rêve aboutisse. Quand ma famille ira mieux, je manifesterai à nouveau, je me rendrai auprès de toutes les personnes venues chez nous des quatre coins du pays pour présenter leurs condoléances afin de les remercier. Je ne quitterai plus la rue jusqu’à ce que nous parvenions à construire un nouveau Liban, celui que mon mari voulait. »
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Un exemple de courage et de dignité. Sincères hommages Madame.
11 h 19, le 08 mars 2020