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Idées - Commentaire

Le Liban et la doctrine de la dette odieuse

Illustration LuMaxArt/Bigstock.

Le pouvoir parle encore de contracter de nouvelles dettes, alors même que : l’économie libanaise s’effondre et des milliers d’emplois sont supprimés ; la dette souveraine frôle les 100 milliards de dollars ; les avoirs nets en devises de la Banque du Liban seraient négatifs d’après le dernier rapport de l’agence Fitch Ratings ; les « fonds vautours » ont entamé leur descente sur les eurobonds ; la récupération des fonds publics pillés n’est encore qu’un lointain mirage, ; la monnaie nationale a perdu près des deux tiers de sa valeur; les dépôts bancaires sont bloqués et un contrôle des capitaux très sévère étrangle l’importation ; et les députés qui ont voté sans scrupules impôt après impôt n’ont pas encore fait le moindre effort personnel en baissant par exemple leurs salaires ou ceux des milliers de fonctionnaires publics fantômes ou recrutés en violation de la loi...

Au vu de tout cela, emprunter aujourd’hui, avant que des réformes profondes et réelles, supervisées par des organisations internationales, ne soient mises en place, est totalement inacceptable. Ni la nécessité d’importer les matières premières ni celle d’assurer un « prêt relais » en attendant la restructuration de la dette souveraine ne peuvent justifier l’emprunt d’un seul dollar. L’emprunteur, qui est le pouvoir en place, a épuisé son crédit de crédibilité, et le dispensateur de nouveaux prêts sera coupable de maintien abusif de crédit ; sa dette sera considérée comme odieuse.

Nous allons montrer que si la doctrine de la dette odieuse ne peut pas, pour des raisons juridiques et financières, servir de base à un refus de rembourser la dette déjà contractée, elle peut par contre justifier le refus, par un nouveau pouvoir, de rembourser toute nouvelle dette qui serait contractée à dater de ce jour. Les Nations unies considèrent que prêter à un niveau d’endettement élevé et sans restructuration de la dette enfreint le principe de prêt responsable selon lequel les prêteurs ne devraient pas consentir de prêt au-delà de la capacité de remboursement raisonnable de l’emprunteur. Or, au Liban, cette capacité est depuis longtemps dépassée et tout nouveau prêt sera déraisonnable aux yeux des Nations unies et odieux aux yeux de la population. Le Liban est un pays pauvre qui est déjà très fortement endetté et ses prêteurs pourront difficilement, au moins à partir de maintenant, plaider la bonne foi ou l’ignorance.


(Lire aussi : Comptes de méfaits, l'édito de Issa GORAIEB)

Une doctrine difficilement applicable

Quand le juriste russe établi en France Alexandre Nahum Sack avait formulé en 1927 la doctrine de la dette odieuse dans son livre fondateur Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, il opposa in fine deux grands principes de droit international public : d’une part, la position classique selon laquelle la dette souveraine doit être remboursée au nom du principe « pacta sunt servanda » qui impose à l’État d’exécuter ses engagements, et d’autre part, la nécessité de respecter le « jus cogens », c’est-à-dire le corps de normes contraignantes qui permettent d’écarter certaines règles. Ainsi le principe « pacta sunt servanda » pourrait être écarté en présence d’une règle impérative relevant du « jus cogens », solution qui est actuellement consacrée dans la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités.

Sack a par conséquent considéré qu’une dette souveraine, même régulièrement contractée, peut être considérée comme odieuse par le nouveau pouvoir si elle réunit deux conditions : que l’utilisation qui en a été faite par l’ancien pouvoir était contraire à l’intérêt de la population et que les créanciers étaient au courant de cette utilisation illégitime. Si ces deux conditions sont réunies, le nouveau pouvoir peut donc, d’après Sack, qualifier de post ante (après sa création) cette dette d’odieuse (illégitime ou criminelle) et la répudier.

Il est aujourd’hui acquis que Sack n’avait pas ajouté une troisième condition, celle que le pouvoir ait été despotique ou que la dette l’ait été (un régime peut être odieux mais utiliser la dette à bon escient ; et, à l’inverse, un régime peut ne pas être illégitime mais utiliser la dette de manière odieuse, ce qui pourrait être le cas du Liban).

La faiblesse de cette doctrine est que, du fait qu’il n’existe pas d’autorité mondiale neutre qui peut qualifier de post ante une dette souveraine d’odieuse, il revient à l’État débiteur lui-même de le faire pour justifier sa défaillance. Tout comme la succession d’État, le changement de pouvoir ne peut pas justifier des répudiations unilatérales ; les dettes d’État sont dites « adhésives » et se transmettent sans discontinuation.

C’est pour cette raison que la doctrine de Sack n’a pas pénétré le droit international en tant que règle de droit (aucune convention internationale ne l’a consacrée ; elle n’est pas devenue une coutume ni un principe général de droit reconnu; aucune décision de justice ou arbitrale n’y a fait appel à titre principal). Aucun État défaillant n’y a fait expressément référence, pour des raisons réputationnelles, la crainte de se transformer en paria et de se voir exclu des marchés mondiaux étant très forte.

En 2003, après la chute de Saddam Hussein, les États-Unis ont, certes, étudié, mais sans aller plus loin, la possibilité de faire usage de cette doctrine pour libérer l’Irak du fardeau de la dette de 125 milliards de dollars contractée par un régime dont les créanciers ne pouvaient ignorer la nature odieuse et qui n’avait pas été utilisée dans l’intérêt de la population. En 2008, le président équatorien a, lui, menacé ses créanciers de faire appel à cette doctrine pour les pousser à négocier la restructuration de la dette, mais il y a finalement renoncé. En définitive, dans le seul cas où cette notion aurait été effectivement appliquée, cela n’a pas été le fait d’un État endetté : en 2006, et dans une initiative tout à fait chevaleresque, la Norvège s’est en effet autoproclamée créancier odieux pour effacer les dettes qui lui étaient dues par cinq pays (dont l’Égypte).


(Lire aussi : L’arnaque, le billet de Médéa Azouri)


Dette odieuse « ex ante »

L’analyse de la dette souveraine libanaise montre que celle-ci ne démérite pas la qualification d’odieuse. En effet, même si elle a été contractée par un pouvoir qui a tous les dehors d’une démocratie, cette dette n’a que marginalement profité à la population : elle été engloutie, à tiers quasiment égaux, par le service public pléthorique, clientéliste et inutile, par l’inefficient secteur de l’électricité et par le service de la dette. Or les créanciers (et les banques libanaises parmi eux), qui ont profité du troisième tiers, ne pouvaient pas l’ignorer. Quant aux prêteurs étrangers, ils ne pourront prétendre ignorer le désastreux classement du Liban dans les différents classements internationaux relatifs à la corruption, au manque de transparence, à l’inefficience des services publics, etc. Le prêteur a en effet le devoir de s’informer, sous peine de voir son comportement qualifié de négligent – la négligence consistant ici en l’octroi d’un prêt sans perspective sérieuse de remboursement. Le plus élémentaire dossier de crédit aurait suffit au prêteur le plus complaisant pour savoir à qui il prêtait et comment son argent allait être utilisé. D’ailleurs, rien n’empêchera un nouveau pouvoir au Liban de demander aux tribunaux de New York (qui sont les tribunaux compétents s’agissant des contrats d’eurobonds) d’appliquer les réglementations américaines (le droit de New York étant le droit applicable) fondées sur, par exemple, l’« unclean hands doctrine » qui interdit au créancier ayant participé à la corruption ou ayant permis la dilapidation de l’argent public de réclamer le remboursement de ses fonds – et ce au même titre que la règle « nemo auditur » qui lui interdit de se prévaloir de sa propre turpitude.

S’il n’est donc pas possible de qualifier une dette d’odieuse après sa création, sauf à le faire en justice, il est tout à fait possible de le faire ex ante, c’est-à-dire avant sa création. Les Libanais peuvent faire savoir, dès maintenant et avant que de nouvelles dettes soient contractées, que toute dette qui sera désormais octroyée au pouvoir actuellement en place sera considérée comme odieuse. Toute personne qui prêtera encore de l’argent au Liban, avant des réformes structurelles, ne pourra pas plaider l’ignorance et sera complice de la dilapidation des fonds qu’elle aura prêtés ; elle pourrait ne pas être remboursée.

Professeur de droit, avocat aux barreaux de Beyrouth et de Paris et vice-président de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic).


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commentaires (3)

dans tout ca, qu'en est il des responsables et des responsabilites evidents ? s'en tireront ils sains et saufs ?

Gaby SIOUFI

13 h 04, le 22 février 2020

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Commentaires (3)

  • dans tout ca, qu'en est il des responsables et des responsabilites evidents ? s'en tireront ils sains et saufs ?

    Gaby SIOUFI

    13 h 04, le 22 février 2020

  • Excellent article, sauf pour ce qui est de "l'attaque" gratuite contre le Président Saddam Hussein, elle n'était pas nécessaire et elle est injuste car l'Irak, rappelons-le, a soutenu sans faille et en permanence l'Etat libanais, il a été poussé par l'Occident pour faire une guerre contre l'Iran et de s'endetter.

    Shou fi

    10 h 55, le 22 février 2020

  • MERCI ,monsieur fasse que votre expertise (et toutes les autres) s'impose au Liban;J.P

    Petmezakis Jacqueline

    10 h 30, le 22 février 2020

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