Plus de six semaines se sont écoulées depuis cette taxe WhatsApp qui mit le feu aux poudres. Plus de six semaines qu’une partie du peuple libanais manifeste chaque jour, massivement ou de manière ciblée, en criant des slogans ou en chantant, debout ou assis, à Beyrouth, Tyr, Tripoli, Baalbeck, Saïda, Nabatiyé… Plus de six semaines, surtout, que les Libanais débattent, échangent, rêvent et pensent le Liban de demain, un Liban meilleur.
Face à ce bouillonnement essentiel, les irresponsables politiques continuent de brasser leur marigot, incapables d’apporter ne serait-ce qu’un début de réponse adéquate à la révolte populaire. Et tandis que les positions des aveugles et sourds au pouvoir se raidissent, il en est de même pour la pente sur laquelle glisse l’économie libanaise.
Aujourd’hui, le Liban est entré dans le dur.
Dans les bureaux de change, le dollar flambe ; dans les banques, les restrictions se multiplient, dans un cadre officieux propice aux décisions « à la tête du client ». Si le Liban est parvenu, la semaine dernière, à rembourser une échéance d’eurobonds, les analystes s’interrogent sur sa capacité à honorer la prochaine, dans trois petits mois. Nombre d’entreprises, dans le rouge, amputent les salaires, licencient, envisagent de mettre la clé sous la porte. Les stations-service ferment, ouvrent, ferment à nouveau, jouant avec les nerfs des Libanais. Les retraités, qui ne vivent souvent que des intérêts de leurs indemnités de fin de service placées à la banque, sont en situation de grande vulnérabilité. Les associations caritatives, qui tiennent le pays à bout de bras face aux manquements de l’État, ne pourront pas profiter de Noël pour renflouer leurs caisses.
Et puis il y a les violences, ici et là. Contre les manifestants du ring ou de la place el-Alam, à Tyr. Ces accrochages qui réveillent, comme sur l’ancienne ligne de front de Aïn el-Remmané/Chiyah, tant de vieux démons.
Mais si nous sommes dans le dur, nous ne sommes pas dans le mur.
Parce qu’au croisement de Aïn el-Remmané/Chiyah, justement, des mamans des deux quartiers se sont rassemblées la semaine dernière pour appeler à la paix. Parce que les femmes, force vitale, force fondamentale de cette révolution, se sont de nouveau mobilisées samedi, pour une marche d’Achrafieh à Khandak el-Ghamik placée sous le signe de l’unité. Ces centaines de femmes qui ne s’étaient probablement jamais croisées, dans un Liban absurdement morcelé, et qui auraient pu continuer pendant des décennies à vivre à quelques centaines de mètres les unes des autres sans jamais se voir, ont marché ensemble, bras dessus, bras dessous, sur le souvenir d’une ligne de démarcation d’un autre âge. Avec leurs mots, leurs roses, leur courage et leur détermination, ces femmes ont fait bouger des gros bras en chemise noire.
Nous ne sommes pas dans le mur, car des dizaines de citoyens libanais cherchent déjà des moyens, très concrets, d’aider les producteurs, les associations, les artisans locaux, confrontés à la crise.
Nous ne sommes pas dans le mur, parce que la dégradation de la situation économique, l’angoisse, toutes les angoisses concernant l’avenir, l’inertie criminelle du pouvoir et la montagne de défis qui attendent le pays, n’ont pas réussi à venir à bout de la créativité et, surtout, de l’humour des Libanais. Cet humour dont Romain Gary disait qu’il est « une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ».
Ce qui arrive au peuple libanais aujourd’hui, ce sont des décennies d’incurie et d’irresponsabilité des gens au pouvoir. Mais ce qui arrive aussi aujourd’hui au peuple libanais, c’est l’éveil, justement, de sa conscience de peuple, la réalisation de son droit à la dignité. Il est plus que temps, aujourd’hui, que ceux qui prétendent gouverner agissent enfin avec cette dignité que le peuple leur renvoie à la figure depuis maintenant plus de six semaines.
La tache est immense, et la contribution des femmes sera sans doute déterminante. Habitant Montpellier, j'y contribue modestement en ayant pris un abonnement à l'Orient Le Jour, et j'en suis très heureux. De nombreux articles de qualité, comme cet éditorial. Merci.
15 h 44, le 02 décembre 2019